GREPSY-CONFERENCES - CH Saint Jean de Dieu, 290, route de Vienne - Lyon
Certaines figurations de la cruauté, de l’horreur, du monstrueux, du pornographique…voire du mal en général produisent des effets d’effroi et de sidération, mais aussi des effets de fascination imaginaire. Or, de telles images sont véhiculées par les médias de façon quasi permanente et constituent même des supports à certains jeux vidéo. Nous essayerons de voir que ces figurations correspondent à des représentations de choses qui peuvent difficilement transitées vers des représentations de mots. Elles demeurent en état de choc des images sans pouvoir s’inscrire dans le registre du langage et de la parole et de ce fait même, elles incitent aux passages à l’acte les plus transgressifs par rapport aux interdits fondamentaux et aux simples règles de vie sociale. Nous pouvons alors nous demander comment l’ensemble sociétal marqué du sceau de la perversion ordinaire généralisée, légitime en quelque sorte un tel mode de figuration. Resterait alors à débattre des voies de traitement de ces impasses de figurations pour permettre au sujet l’accès à la symbolisation et à la subjectivation attenante.
Mots clés : Figuration-Horreur-Imaginaire-Mal-Monstre-Pornographie-Symbolisation
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Préambule :
Revenir 50 ans après en ce lieu n’est pas sans me faire vivre des limites à mon propre processus de figuration. En janvier 1964, j’avais effectivement un contact préalable avec Alfred Lang, alors nouveau Médecin Chef en cet hôpital. L’entretien d’embauche se passait sous un lampadaire peu éclairé et dans une atmosphère feutrée. Futur psychologue diplômé de la Faculté, j’étais en train de postuler au poste de praticien en la matière qui était en vue de création en ces lieux. Ciel ! Que de recommandations empreintes de précautions me poussant à penser que j’étais une sorte d’intrus dans un monde fermé qui m’effrayait tout en me fascinant à la fois. Certes de la folie, j’avais entendu parler à l’Université en termes psycho-pathologiques d’une part et en termes phénoménologiques d’autre part. Peu avant, j’avais passé de nombreuses demi-journées, enfermé dans un service de vieilles dames du Vinatier pour étudier la problématique des troubles mnésiques dans les différentes formes de démence sénile, mais je n’étais que stagiaire. Voilà pas que sous ce lampadaire, pointait l’image d’assumer une responsabilité dont je n’avais pas de représentations bien claires d’autant qu’il existait alors peu de modèles figuratifs de psychologue praticien et qu’à Saint-Jean-de-Dieu, je me trouvais en passe de devoir innover.
Quelques mois plus tard, je déambulais dans le couloir d’un des services à la recherche de, je ne sais, un bureau, un patient, un interlocuteur, un soignant, lorsqu’une voix venue de l’arrière m’interpellait : Eh, c’est toi le psychologue ? Je me retournais pour répondre par l’affirmative. Un homme plus âgé que moi, vêtu d’une blouse blanche et que j’identifiais à un infirmier, me dit alors : Faut faire attention, la semaine dernière un collègue a été agressé par derrière par un malade avec des ciseaux. Vaut mieux regarder derrière soi ! Ce conseil me fit prendre conscience du danger de l’attaque par surprise et de la pénétration possible par un outil contondant, représentation sadique anale s’il en est. Quelques années plus tard, lors d’une séance d’analyse, je fus amené sur le divan à mettre des mots sur cet incident qui me revint à l’esprit dans cette position particulière où j’éprouvais l’envie de voir ce qui se passait par-derrière et peut-être aussi celui d’assurer ma protection. La représentation brute d’agression sexuelle sous forme de sodomisation voire d’agression meurtrière put être associée à des scénarios infantiles vécus lors de la Seconde Guerre mondiale.
Ce n’est que bien plus tard que l’obscurité de mon attirance pour la folie qui m’avait fait choisir ce poste à Saint-Jean-de-Dieu plutôt que celui de psychologue dans le cadre de l’Education Surveillée de l’époque, sera en partie levée par la reconnaissance de ma grand-mère maternelle ayant séjournée bien avant moi dans un Asile d’Aliénés (Bonnet M. Dialogue entre objectivation et subjectivation dans la clinique de la folie. Le Coq-héron 206, Prendre soin, 80 à 97, Toulouse, Ères, 2011). Gageons que ce n’est pas par hasard que le sujet vient dans de tels lieux, même pour y gagner sa vie ! Lorsque Martine Baur, m’a proposé d’intervenir dans ce cycle sur Les aspects négatifs de l’image en ajoutant que mon propos pourrait constituer un avers de mon travail antérieur intitulé Transfigurations, j’ai accepté assez rapidement sans m’apercevoir que cela m’engageait par la même occasion à faire retour sur le passé et pourtant cela est si banal quand on pratique cliniquement et théoriquement la psychanalyse. Je suivrai l’inspiration suggérée par Martine pour engager mon propos sur la base de Transfigurations (Bonnet M., Transfigurations ! Topique 85, Mythes et anthropologie, 213-227, Le Bouscat, L'Esprit du Temps, 2004).
Transfigurations :
Dans ce travail datant de 10 ans, je me suis interrogé à partir de moments cliniques transférentiels et contre-transférentiels où l’analysant redevenant patient, semble se figer dans un état de béatitude et de bien-être dans la situation analytique qui l’amène à proposer à l’analyste quelque chose comme : Nous sommes bien ici vous et moi ! Ce serait bien que le temps s’arrête et que nous puissions rester ici dans une sorte de communication et de contemplation. Une collègue avec laquelle, j’avais parlé de ce moment avait à juste titre pointé l’aspect analyse interminable qui se profilait à un tel horizon et il m’était arrivé d’interpréter dans ce sens une telle position. Pourtant une belle séance, m’amena à entendre, un plus de la parole d’une analysante: Ce que je ressens ici a quelque chose de transcendantal, oui c’est transcendantal et j’aimerai que cela puisse durer ! J’étais moi-même saisi par quelque chose qui dépassait la rencontre et qui en quelque sorte la transcendait et c’était comme si l’espace lui-même s’en trouvait illuminé. Le terme de la séance approchait et grande était la tentation d’aller au-delà. Me revint alors fugacement le thème évangélique de la transfiguration du Christ accompagné de trois de ses apôtres, de sa blancheur fulgurante, (Luc 9,28) de l’apparition d’Elie et de Moïse conférant avec Jésus, de la demande de Pierre : Et si nous plantions trois tentes ici ! Et puis cette voix qui sort de la nuée : Celui-ci est mon fils, écoutez-le !
Cette évocation de transfiguration me permit de lever la séance en évoquant la nécessité de reparler de ce moment vécu en commun dans les séances suivantes. L’analysante put alors reprendre de nombreuses représentations déjà évoquées qui prirent alors leur plein sens. Ce qui m’avait frappé dans ces moments cliniques, ce fut l’effet de sidération et de complaisance dans l’image au point de la figer voire de la statufier en tentant de l’écarter de tout effet de langage et de parole. Le texte biblique montre à merveille qu’il est un imaginaire qui ne se referme pas sur lui-même mais qui, du fait des effets de parole peut s’ouvrir au symbolique tout en permettant une articulation nouvelle à la réalité.
Le travail de 2004 m’avait conduit sur le plan théorique à m’interroger sur la notion d’icône en y voyant une articulation condensée de l’image et du signe qui permettait d’envisager les interrelations entre imaginaire et symbolique sur un mode différent que celui d’une opposition tranchée mais en faisant interférer une tiercéité entre les 2 registres.
L’avers de la transfiguration nous conduirait à considérer l’existence d’images fonctionnant pour elles-mêmes en opposition à tout effet de symbolisation c’est-à-dire à tout effet de langage et de parole. Cet avers se trouve d’ailleurs au cœur même de la scène de la transfiguration elle-même. Nous pouvons justement nous demander ce qui se serait passé si les trois tentes avaient été construites, si les apôtres étaient restés contemplatifs de la scène et si aucune voix ne s’était élevée. Mais revenons pour l’instant à la définition du terme même de figuration, en délestant transfiguration de son préfixe trans.
De la figuration :
Selon les définitions recensées dans le dictionnaire, constatons que le mot se rapporte tout d’abord au registre minéral en termes de Figuration cristalline, cristallographique. En géomorphologie, on parle de figuration préglaciaire sous forme de création de figures à la surface du sol sous l’effet du gel et du dégel. En musique ensuite, la figuration consiste en une forme spécifique de composition fondée sur des figures mélodiques ou rythmiques. Venons-en à la définition dans les termes du fait de figurer : Il s’agit du fait de donner une représentation qui rende perceptible surtout à la vue, son aspect ou sa nature caractéristique. Il s’agit aussi dans le fait de figurer, de susciter à l’esprit l’image de quelque chose ou son résultat. Dans le domaine de l’art théâtral, le terme de figuration renvoie au figurant au sens de comédien. Les synonymes de figuration sont image, représentation, schéma, symbole. Insistons pour terminer à propos des définitions, sur leur renvoi à l’aspect essentiellement visuel de la figuration.
Des figurations limites : Réarticulons ces données à notre propos de ce jour : je voudrai maintenant m’intéresser à des figurations que j’ai qualifiées de limites dans mon argument, limites au sens de limitées puisque cantonnées dans le registre du visuel et qui tendent à faire l’impasse de leurs articulations au langage et plus encore à la parole. Elles correspondraient à des représentations ou à des images de choses qui seraient limitées tendanciellement à ne pas devenir des représentations de mots. Ainsi, certaines figurations du monstrueux, de la cruauté, de l’horreur et du pornographique…voire du mal en général produiraient des effets contraires d’effroi et de sidération mais aussi d’attraction qui susciterait une fascination imaginaire telle qu’elle bloquerait l’accès à la dimension symbolique. Notre propos essayera de s’intégrer dans le cadre de ce cycle du Malaise dans l’imagination qui est peut-être une dimension actuelle du Malaise dans la civilisation (Freud S., (1929) Malaise dans la civilisation, sous la traduction Le malaise dans la culture, OC XVIII, PUF, 2002). Parler de l’imagination de l’humain, au niveau tant collectif qu’individuel implique que nous tentions de la considérer dans ses figurations positives mais aussi dans ses figurations négatives, celles justement qui suscitent le malaise.
- La figuration du monstrueux :
Le mot monstre vient à la fois du latin monstrare qui signifie montrer et du mot monstrum dérivé de monere : avertir. Il s’agit en quelque sorte d’un avertissement visuel. Le monstrueux serait donc un signal visuel d’avertissement qui vient condenser les dangers et les menaces qui rôdent autour de l’humain. En cela, il est donc un signe porteur de sens. Tout effrayant qu’il soit du fait de sa laideur, de sa cruauté, de sa dénaturation, le pouvoir d’attraction du monstre ne semble jamais faire défaut et pourrait être lié à une figuration en excès. La figuration du monstre relève d’une dialogique entre l’horrible et le merveilleux voire le miraculeux et nous en avons de nombreuses traces dans l’art, en particulier dans la peinture et la sculpture du Moyen-âge et de la Renaissance. Par contre à l’âge classique, celui durant lequel se déploie l’enfermement des fous, on cache les monstres, on les occulte, au nom de l’idéologie de la vraisemblance. Le monstre est alors considéré comme un défi aux lois de l'harmonie. Il figure le chaos que l'on préfère ignorer. Le monstrueux fera retour au XIXème siècle, en particulier dans la littérature (Eugène Sue, Les mystères de Paris Victor Hugo : Notre Dame de Paris et la figure de Quasimodo) et la peinture avant de trouver sa pleine expression au XXème dans le cinéma fantastique de science-fiction et d’horreur.
Des figurations monstrueuses ont eu ainsi leur place mythique au fil des civilisations et tant la Sphinge que la Gorgone sans oublier le Cerbère, le Minautore ou le Dragon sont des paradigmes anciens des vampires, cyborgs, zombies, superhéros plus ou moins hermaphrodites qui s’illustrent à merveille dans nombre de Bandes Dessinées (BD) actuelles voire de jeux vidéo.
Si la figuration du monstre trouve sa place dans les contes pour enfant au côté des figurations de la sexualité, elle est très appréciée dans la période adolescente dans la mesure où elle est une des figurations de l’horreur constitutive d’une sorte de transgression vis-à-vis des modèles idéologiques imposés par la société.
Une telle orientation est sensible dans l’art moderne et contemporain où, comme le remarque Jean Clair (Clair J., Les monstres ont triomphé des dieux. Interview LE MONDE DES LIVRES | 26.04.2012), les monstres semblent avoir triomphé des dieux. On semble être passé d’un monde de beauté et d’harmonie à un monde de laideur où prévalent des catégories comme le difforme, le monstrueux, l'horrible, l'effrayant, le stupéfiant. Les monstres sont activés en quelque sorte pour rompre l’harmonie (apparente et supposée) du monde des dieux. Le monstre est une caricature empreinte de laideur qui semble prendre la place de la beauté comme élément d’attraction et de fascination. Tout semble se passer comme si la nouvelle règle dans l’art contemporain était le monstrueux, l'excès, jusqu'aux formes extraordinaires que prennent certaines manifestations qui tombent dans la coprophilie ou quasiment dans le meurtre chez certains artistes d'avant-garde.
- La figuration de la cruauté :
Rappelons-nous que Freud a eu souvent recours à ce terme et l’a intégré comme manifestation de pulsions destructrices articulées aux pulsions de mort caractéristiques de la deuxième théorie des pulsions issue de l’Au-delà du principe de plaisir (Freud S., (1920) Au-delà du principe de plaisir. OC XV, PUF, 2002). Il a même qualifié le surmoi du mélancolique de surmoi cruel tout en le systématisant comme « pure culture de la pulsion de mort » (Freud S., Le moi et le ca, OC XVI, PUF, 2010). Ces références nous conduisent à considérer la cruauté comme étroitement liée au fonctionnement psychique, le processus de cruauté se révèle sous différentes formes en termes d’activités meurtrières, mortifères pouvant aller jusqu’à viser l’effacement des pensées traduisant ainsi la déliaison maxima des pulsions de mort avec les pulsions de vie.
Les images de guerre ainsi que celles du terrorisme fournissent des mises en scènes de violence hallucinante, de jeux sadiques et de séquences figuratives de cruauté qui ont peut-être trouvé leur point d’acmé dans les camps nazis d’extermination et dans le Goulag soviétique (Baillette Frédéric, Stratégies de la cruauté Figures de la mort qui rôde, Quasimodo, n° 9 (« Corps en guerre. Imaginaires, idéologies, destructions. Tome 2 »), printemps 2006, Montpellier, p. 7-50 Texte disponible sur http://www.revue-quasimodo.org). Au jour d’aujourd’hui la transmission médiatique des figurations d’atrocités cruelles est instantanée et largement offerte aux yeux des spectateurs de tous genres et de tout âge venant exciter leurs pulsions scopiques. Ainsi, par exemple, durant la guerre récente en Irak, Al-Qaida a utilisé la vidéo pour diffuser des séquences particulièrement macabres (égorgement au couteau perdurant plusieurs minutes) pour impressionner les Irakiens susceptibles de pactiser avec les armées d’occupation ainsi que les occupants eux-mêmes. Ces séquences furent largement diffusées via internet. Les figurations de la cruauté trouvent leur paradigme dans les imaginaires (fantasmes et idéologies) de guerre qui ont fait et font encore effraction dans le réel et stimule un réel particulièrement réfractaire à toute symbolisation et sur lequel nous aurons à revenir. J’en étais là de l’écriture de ce texte lorsqu’une collègue évoqua dans une séance de supervision des cas de harcèlement en milieu scolaire qui étaient de plus en plus nombreux et qui relevaient selon elle de l’expression d’une cruauté banalisée.
Dans son essai sur La cruauté, Michel Erman, s’appuyant tant sur la littérature que sur la psychanalyse, conceptualise la cruauté comme une manière de déferlement de l’effroi en situation (Erman M., La cruauté essai sur la passion du mal, PUF, 2009). Nous pouvons remarquer avec Dominique Cupa que la cruauté se trouve dans la psyché en dialogique ou plus simplement en dialogue avec son contraire que serait la tendresse (Cupa, D., Tendresse et cruauté, Dunod, 2007). L’auteure les considère comme deux formes de pulsion d’autoconservation. La métapsychologie de la cruauté meurtrière s’élabore sur la cruauté primaire de l’infans ou dit en d’autres termes sur le sadisme infantile lui-même réactif au masochisme érogène primaire. La cruauté de type sadique dont nous venons d’évoquer des figurations limites s’organise en contre-investissement du masochisme associé au processus mélancolique. C’est ainsi que Jacques Hassoun a pu parler de Cruauté mélancolique (Hassoun J., La cruauté mélancolique. Aubier, 1995). Poursuivons en retenant quelques propos tenus dans l’ouvrage collectif : « La cruauté au féminin ». Cet ouvrage est publié sous la direction de Sophie de Mijolla. Cette dernière développe l’idée selon laquelle, la cruauté a partie liée à la pulsion de voir visant un objet spécifique à savoir l’intérieur du corps. La peau doit être arrachée pour révéler le cru, le sanguinolent. Ainsi la cruauté féminine relèverait d’une relation banalisée au sang transitant par le fantasme archaïque du sang menstruel en tant que résultant de la mort d’un fœtus qui inciterait à aller voir dans l’intérieur du corps de la mère, lieu du crime originaire. Les figurations de la cruauté poursuivent le travail entrepris depuis l’origine de l’humain et nous pouvons parler avec Janine Filloux de culture de la cruauté (Filloux J., Une culture de la cruauté. Sur le concept nietzschéen de culture, Connexions, Mémoires du futur, 2012, 2). C’est dans ce sens que Jacques Derrida lançait un défi à la psychanalyse lors des Etats Généraux de 2000, celui de revendiquer la cruauté comme son affaire propre. René Major tentera de relever le défi en posant la question de savoir s’il y a un au-delà de cruauté qu’il tente de situer en termes de désistement vis-à-vis de la jouissance sans pour autant se désister comme sujet (Major R., La démocratie en cruauté, Galilée, 2003). Une issue possible de la cruauté suppose l’investissement même des armes de la cruauté originaire en termes de création symbolique fonctionnant alors comme « meurtre de la chose ». Avant de revenir sur ce désistement vis-à-vis de la jouissance, restons encore un peu sur le terrain de la complaisance avec elle, en évoquant,
- La Figuration de la pornographie :
L’étymologie grecque de pornographie est composée de graphos=graphe (signifiant qui renvoie à la peinture, à la photographie, mais aussi à l’écriture) et de porné=prostituée dérivé de perménal=vendre (des choses, des esclaves). Porné signifie à la fois femme et marchandise. Dans la pornographie donc il s’agit de représentations imagées (dessins, peintures, photos, vidéos) de détails sexuels obscènes, destinés à être communiqués ou vendus au public. Lorsque j’ai commencé à travailler ce texte en avers de la transfiguration, j’ai pensé en premier lieu aux figurations pornographiques et à leur développement contemporain via internet. La présentation du Dictionnaire de la pornographie rappelle que cette dernière émerge de la représentation de l’amour vénal chez les grecs mais que ces limites n’ont cessé d’évoluer (Sous la direction de De Folco Philippe., Dictionnaire de la pornographie, PUF, 2005). Certaines de ses figurations insistent sur des aspects plus ou moins limites liées à l’exercice des plaisirs sexuels en les ramenant à une pure jouissance corporelle, d’un ou plusieurs corps à corps. Ces figurations favorisent surtout la jouissance visuelle du spectateur, s’accompagnant ou non de pratiques masturbatoires. Le metteur en scène des figurations pornographiques zoome sur les organes sexuels en stimulant la pulsion de voir dans les termes de Regardes fixement, car il n’y a rien d’autre à voir. Il s’agit à la fois d’une pratique ancienne qui était privée et secrète et qui subit une médiatisation, une industrialisation et une marchandisation extraordinaires à notre époque. Si nous regardons une vidéo porno, nous sommes scotchés sur les images répétitives passant plus ou moins en boucle sur l’écran, avec comme tout langage des onomatopées ou des cris, des bruits évoquant la jouissance et des paroles le plus souvent jetées à l’autre en termes d’impératif de type sadique formulés dans un langage argotique. Nous pouvons parler d’une pauvreté de langage associée à une luxuriance des images.
Dans son séminaire de juin 2010, Claude Maritan a proposé une réflexion intitulée Du porno et des hommes ( Maritan C., Du porno et des hommes, Séance du Séminaire du 19 juin 2010. Thème de l’année 2009/2010. La sexualité masculine. Non publié en français, ce texte a été traduit et publié en langue italienne sous le titre : Gli uonimi e la pornografia, in Setting, N°33Ed. Franco Angeli 2013). Dans ce travail, il montre entre autres combien les films pornos qui mettent en scène les corps des femmes sont l’expression de fantasmes typiquement masculins centrés sur la question du corps et du plaisir féminins. La représentation but consisterait à éviter le trauma de la différence des sexes et la perte de la complétude narcissique. Nous pouvons alors émettre l’hypothèse selon laquelle les hommes qui jouissent des images virtuelles pornographiques seraient maladivement attachés à une mère malade qu’ils seraient occupés à soigner en tentant de lui restaurer un corps libidinal. Les irruptions des images pornographiques quasi permanentes à notre époque servent de révélateur aux impasses de structuration libidinale. Serge Tisseron, dans une longue interview donnée au Journal La voix du regard en 2002 introduit la notion d’obscène pour qualifier les images pornographiques qu’il définit comme « de machine de guerre contre la métaphore », venant par là-même contrarier ou plutôt empêcher le travail du refoulement qui est la condition même de la culture (La voix du regard N°15, 2002). L’obscène se définit comme l’articulation de l’exhibition des organes sexuels avec la proclamation du diktat précédemment évoqué: il n’y a rien d’autre à voir. L’obscène dénie alors toute dimension d’amour à l’érotisme, réduisant la scène primitive à un simple échange sadomasochiste de corps à corps venant conforter le fantasme originaire d’auto-engendrement dans lequel le sujet a tendance à se considérer comme né de rien si ce n’est de lui-même. Nous voyons alors que la confortation obscène du nihilisme produit une catastrophe tant subjective qu’intersubjective. Nous sommes alors loin de la honte de voir des choses inconvenantes, mais face à l’obscène, il s’agit bien d’être menacé dans notre appartenance à l’ordre humain. Le propre de l’image pornographique obscène est de tenter d’échapper à la métaphorisation en se donnant comme figuration de la vérité alors que tendanciellement, elle n’est que pur reflet du réel et comme tel non symbolisable. Dans notre espace culturel, le corps érogène est lié au verbe d’une double manière : soit le corps érotique s’articule au verbe et devient corps parlant soit le verbe touche le corps et s’y incarne. La pornographie se fixe sur la figuration crue de corps à corps plus ou moins monstrueux alors que l’érotisme articule une parole d’altérité au cœur même de la sexualité.
- La figuration de l’horreur :
A ce point arrivé, nous nous posons la question : pouvons-nous aller plus loin dans la figuration de l’horreur que nous avons côtoyée dans les figurations de la cruauté et dans les figurations de la pornographie ? Et tout d’abord qu’est-ce que l’horreur ? Là encore, il s’agit d’un sentiment subjectif synonyme de frémissement d’effroi de hérissement et de tremblement. Il s’agit d’une impression, violente pouvant être causé par la vue, là- encore, mais aussi par la pensée d’une chose affreuse, ce qui relève tant du sujet que de l’état de la culture à un moment historique donné. Les figurations de l’horreur ont donné lieu à l’avènement des films d’horreur ou d’épouvante qui en fournissent de nombreux exemples, et ce, depuis le début du cinéma muet. Ces films ont pour représentation but de stimuler un sentiment d’angoisse chez le spectateur. Pensons à Frankenstein, Dracula, Psychose, L’exorciste, Le silence des Agneaux, Les dents de la mer, Amityville, La maison du diable, etc…Ces films impliquent des Zombies, des vampires, des revenants, des forces démoniaques voire des loups-garous. Actuellement, les jeux vidéo du même genre constituent un prolongement de ces figurations de l’horreur qui sont utilisées à l’envie par les adolescents, mais aussi par les adultes voire les seniors. Remarquons que ces jeux permettent cependant un passage du statut de spectateur passif du film à un statut de joueur co-acteur en prise directe avec l’horreur contenu dans les films de ce genre, mais pouvant en modifier le destin.
Si nous revenons au cœur de la subjectivité individuelle, nous pouvons nous demander dans quelle mesure, la figuration de l’horreur ne s’articule pas à l’ambivalence vis-à-vis du retour de figurations archaïques. Se figurer soi-même selon la différence des sexes et se figurer aussi dans la différence des générations, n’est-ce pas ce à quoi le sujet humain résisterait le plus ? Ainsi, les figurations de l’horreur nous amènent à prendre en compte toute l’ambivalence incarnée dans le processus de subjectivation. D’un côté, le sujet a été et reste friand en tant que pervers polymorphe des figurations de l’horreur liée à la cruauté, des figurations des monstres ainsi que des figurations pornographiques (Freud S., (1905) Trois essais sur la théorie sexuelle, Gallimard, 1987). A un certain moment, le refoulement de ces représentations a eu lieu et l’horreur exprimée par le sujet n’est qu’un contre- investissement : les contenus oraux, par exemple, dont le sens sexuel se dévoile dans la cure, suscitent horreur et angoisse qui rendent difficile leurs mises en mot dans la mesure où ces figurations renvoient à la dévoration en terme passif : être dévoré, mais aussi en termes actifs : dévorer, mordre. Pensons aussi au renvoi possible de l’horreur au substrat de l’horrible de la castration ainsi qu’aux images archaïques du vagin (Tête de Méduse ou Gorgone), du cloaque maternel, voire au répulsif de la scène primitive, sans oublier les contre investissements phobiques du fil rouge du sang de la femme (Schaeffer J. Le fil rouge du sang de la femme, Champ psy N°40, 2005). Lorsque ces figurations font retour dans le réel sur un mode comparable à celui de l’hallucination, elles font effraction et suscitent un affect mêlé d’effroi manifeste, mais aussi de fascination latente. Les représentations refoulées des pulsions que l’objet d’horreur vient réactiver gardaient une existence bien réelle, sur l’autre scène de l’inconscient. Ce qui pourrait alors faire horreur, ce serait les réminiscences des fantasmes originaires (séduction, castration, scène primitive, roman familial….) et le retour sur scène de ses réminiscences. Le sujet psychique est décidément bien séparé, clivé et le terme de refente subjective s’illustre parfaitement dans cette ambivalence vis-à-vis de toute stimulation visuelle.
En résumé, la figuration de l’horreur, joue à la fois, sur l’équivoque jouissance du voir et sur la répulsion à l’égard de l’horrible, du fait du pulsionnel refoulé qu’il réactive.
Nous avons situé dans notre introduction comment les figurations limites que nous venons d’évoquer pourraient relever de figurations négatives de l’humain émargeant comme figurations représentatives du mal, notion délicate s’il en est que nous allons tenter d’expliciter.
- De la figuration du mal :
Nous avons signalé précédemment comment la Shoah pouvait constituer dans un passé récent le paradigme des figurations limites en terme de figuration du mal tant au niveau de la civilisation qu’au niveau du sujet psychique individuel. Une telle modalité d’extermination systématique est, en effet, d’autant plus significative dans la mesure où nous remarquons que deux registres d’opposés s’y articulent :
Le registre des victimes niées dans leur existence, soumises à l’extermination et celui des bourreaux perdant définitivement leur humanité, incapables de se mettre à la place d’autrui et toujours prompts à repousser la tentation du bien selon la formule d’Hannah Arendt (Arendt H, (1963) Eichmann à Jérusalem, Folio Histoire, 1997). Elle considère d’ailleurs que les bourreaux nazis nous confrontent à la problématique de la banalité du mal.
Nous rebondirons sur cette formulation en postulant que le mal est une banalité qui se situe tant au niveau individuel qu’au niveau collectif. Au niveau collectif, comme le remarque Nathalie Zaltzman, avec l’animisme apparaît une figuration explicite du mal (Zaltzman N., L’esprit du mal. Ed de L’olivier, 2007). Vis-à-vis des forces démoniaques qui lui sont hostiles, l’humain d’alors ne bénéficie pas d’esprits protecteurs et c’est le pouvoir magique de la pensée et de l’acte langagier qui le protège. La protection sera ensuite confiée à l’ancêtre à travers un culte qui suppose simultanément le respect des tabous (Freud S., Totem et Tabou). Dans l’antiquité, en particulier grecque, la notion d’appartenance à la Cité devient essentielle : elle est fondée sur l’égalité des droits entre les hommes différenciés des esclaves, des femmes et des barbares mais aussi des dieux qui eux sont immortels. Le mal se traduit alors par ce qui menace la polis, entendu à la fois comme cité et loi politique. Ce sont les transgressions du héros antique qui défont l’ordre du monde, qui le transforme lui-même en agent du mal dont il assume la responsabilité subjective. Dans le récit biblique de La Genèse fondateur des trois monothéismes, l’humain se définit de manière spirituelle comme dans les sociétés primitives. Le couple fondateur est formé d’un homme, Adam et d’une femme Eve qui sont des créatures de Dieu. Ils épouseront la dure condition de sujets sexués et mortels du fait de leur transgression de l’interdit de goûter au fruit de l’arbre de la connaissance sous l’influence de Satan (Bonnet M., De quelques représentations du péché originel, Topique N°105, L’Esprit du temps, 2009). Notons qu’une loi, révélée par Dieu à Moïse transcendera la condition humaine à la différence des sociétés primitives où la loi est immanente à la coresponsabilité du groupe. Dans le registre de la fraternité chrétienne, ensuite, l’homme occidental sera confronté à un conflit de conscience entre une essence pécheresse et une liberté de choix. (Esprit du mal, p.49). Vous aurez sans doute remarqué, comment nous sommes en train de glisser de la notion de mal à la figuration de Satan opposée à la figuration de Dieu. Rappelons à ce propos que Freud dans son texte : Une névrose diabolique au XVIIème siècle note que le diable est une figure terrifiante du père mort alors que Dieu est figuré sous les traits d’un père compatissant (Freud S., (1923) Une névrose diabolique au XVIIème siècle in OC XVI p.213, PUF, 1991).
Force est de comprendre aussi la notion de mal du côté de la perversion dans la mesure où le mal extrême peut aller jusqu’à pervertir la pensée même de la loi voire son existence même. N’en sommes-nous pas d’autant plus conduits à ce point de perversion dans notre société consumériste post-industrielle qui nous invite en permanence à réaliser des actes de jouissance immédiate ? Le mal constituerait alors certainement un défi d’actualité pour l’action, la figuration et la représentation. La notion de crime contre l’humanité n’a pas clarifié définitivement la problématique du mal si ce n’est en tentant de cliver l’humain de l’inhumain qui pourtant en fait partie. À propos des crimes contre l’humanité, nous pouvons aussi prendre en considération les sujets qui ont opposé un refus à endosser une position d’exécuteur : les refusants pour reprendre le terme utilisé par Philippe Breton (Breton P., Les refusants. Comment on refuse de devenir un exécuteur ? La découverte, 2009). Le refusant se définit comme un être aussi banal que l’exécuteur, ni héros, ni résistant, ni juste. Alors que dans le registre génocidaire, le principe de vengeance apparaît comme le moteur, le refusant traduirait le refus de l’absence de raison de se venger. Sur le mode d’une certaine passivité, les refusants sont par leur refus, auteurs d’une parole d’innocence silencieuse, loin de la vengeance archaïque qui pousse l’homme au crime contre ses semblables. En face de l’inhumain voire du crime contre l’humanité, la figure d’un homme précaire témoignerait certes d’une frêle position mais d’une position d’espérance tout de même. Ceux qui refusent ou se refusent à la jouissance immédiate mériteraient alors une attention particulière dans la mesure où ils se refuseraient à être fascinés par les figurations limites.
- Essai de synthèse psychanalytique concernant ces figurations limites :
Comment terminer cette intervention sur les figurations limites, si ce n’est en nous réinterrogeant sur la signification psychanalytique de la figuration¸ nous avons dit en commençant que la figuration se situait du côté du voir, de la vision plus exactement du côté de la pulsion de voir (schautrieb) (Freud S., (1905-1920) Trois essais sur la théorie sexuelle. op. Cité). Cette pulsion partielle est une voie privilégiée de l’excitation libidinale qui articulée à la pulsion d’emprise, se transforme en pulsion de savoir. Un autre destin possible est la sublimation esthétique. Elle peut demeurer instrument de perversion si elle se limite exclusivement aux zones érogènes (Rappelons-nous ce que nous avons dit de l’obscène à propos des figurations pornographiques) et lorsqu’elle se maintient comme but sexuel normal en lieu et place de n’en être qu’une des prémisses. Freud reliera cet aspect pervers de la pulsion scopique au sadisme et au masochisme en termes de but actif et de but passif. Les contre investissements du plaisir scopique sont la pudeur, le dégoût, voire la honte et nous avons vu au passage que la plupart des figurations limites sont des investissements et des contre-investissements de la pulsion scopique. Leur dépassement implique sa castration symbolique (Une certaine épistémologie de la psychanalyse. Op.cit. P.61). Nous sommes confrontés dans la pratique à mettre des mots sur les images pour permettre au sujet psychique d’échapper ou de dépasser le pouvoir de fascination qu’elles exercent.
L’autre acte de synthèse de notre travail concerne donc la question de l’image articulée à celle de représentation. Nous avions repéré dans notre travail antérieur sur Transfigurations que le statut de l’image était double :
- l’image pouvait être image de chose en l’absence de la chose elle-même et à l’instar des éléments du langage, elle était alors un signe. Dans ce cas, elle revêt une dimension symbolique qui dépasse l’imaginaire du sujet ou le transcende. L’image aurait alors valeur d’icône.
- Mais l’image peut aussi rester virtuelle en se constituant comme objet d’adhésion au sens de l’adhésif c’est-à-dire du collage fascinatoire à la chose engageant un rapport du sujet avec l’image qui s’inscrit dans le registre strictement passionnel c’est-à-dire pulsionnelle allant jusqu’à traduire une jouissance perverse émargeant au registre de la perversion.
Pour aller un peu plus loin dans le sens ouvert par cette distinction pensons à la distinction freudienne entre représentations de choses et représentations de mots (Freud S., 1891 Contribution à la conception des aphasies- PUF 1983 - Freud S., 1915 L’inconscient, OCF, P, XIII, PUF) mais aussi aux distinctions introduites par Piera Aulagnier, entre les 3 modalités de représentations que sont le pictogramme, le fantasme et la représentation idéique (Castoriadis-Aulagnier P., La violence de l’interprétation. PUF 1975). Freud attribuait la représentation de chose au registre de l’inconscient et la représentation de mot comprise comme représentation de chose + représentation de mot qui lui appartient, au registre de la conscience. Piera Aulagnier souligne l’importance de l’entendu dans l’inscription psychique des images de mots (Notons qu’elle préfère ce terme ou qu’elle le substitue à celui à celui de représentations employé par Freud). Elle précise que l’infans rencontre le langage comme une série de fragments sonores, attributs d’un sein qu’il dote de pouvoirs de paroles. Il se produit donc adjonction entre l’image de chose et l’entendu, qui va produire la construction de l’image de mot. L’accès au langage implique un substrat libidinal qui préexiste à la signification linguistique. Le sens libidinal ouvre le cheminement vers la signification linguistique en induisant la psyché à admettre que la signification linguistique fait partie du patrimoine du porte-parole. De façon concomitante, la mère exerçant la fonction porte-parole attend que l’enfant s’approprie les images de mots et entre par la même dans le langage. L’image a donc un sens libidinal qui s’établit sur la prégnance sensorielle visuelle, tactile, olfactive qui associée à une composante acoustique permettra, alors le passage de l’image de choses à l’image de mots. Dans un certain nombre de figurations limites, nous avons pu relever la prégnance du visuel articulé à un acoustique archaïque de type pré-langagier qui rend difficile la transition par le fantasme vers l’accès au travail de pensée secondarisée impliquant un travail psychique de perte de l’objet. Le passage du langage pictural au langage de l’interprète impliquera le travail de traduction assumé par un tiers ainsi qu’en ont témoigné nos collègues qui se sont intéressés aux patients psychotiques comme Piera Aulagnier ou Jean-Claude Rolland (Aulagnier P., Du langage pictural au langage de l’interprète, Topique 26, Epi 1980 - Voir aussi sur cette question le travail plus récent de Jean-Claude Rolland, Avant d’être celui qui parle, Gallimard, 2006.) De toute manière, nous avons à retenir que tout être humain doit naître deux fois : une fois comme organisme vivant et une fois comme être parlant en faisant du langage son propre habitat (Causse J-D., Naître ou la puissance des commencements, Etudes, Janvier 2014).
Un troisième axe de notre travail a consisté à considérer les figurations limites comme des composantes des figurations du mal. Nous recentrerons notre questionnement sur la problématique du sujet psychique individuel. Pour avancer dans la compréhension psychanalytique de ce type de figurations, nous pouvons à l’instar d’André Green les penser en termes de désintrication des pulsions sexuelles et des pulsions de mort (Green A., Pourquoi le mal ? Nouvelle Revue de la psychanalyse, N°38, Le mal, 1988). Reconnaissant aux pulsions de mort, un pouvoir de désintrication et de désobjectalisation fondamentales, le mal serait-il déliaison intégrale voire non-sens radical ? Peut-on réduire la dimension du mal, son esprit à la visée de Thanatos qui est selon la définition de Piera Aulagnier Désir de non-désir ? Il est cependant possible aussi de ramener l’expression du mal et de son esprit qui apparaît au niveau secondaire dans les modes de pensées qui infiltrent les positions morales et idéologiques vers l’archaïque du sujet en transitant par les fantasmes primaires sadique oral ou sadique anal alors pour prendre en compte la représentation originaire pictographique de l’avaler/cracher. Nous ne pouvons pas systématiser le mal en l’affectant d’une valeur strictement péjorative, dans la mesure où nous sommes, dans le même temps contraints de constater la valeur attractive de ses figurations dans les différentes expressions artistiques qu’elles soient picturales sculpturales, littéraires, théâtrales ou cinématographiques. Ce constat témoigne que nous demeurons intéressés et concernés par les figurations limites du mal, comme cela a été le cas tout au long de l’histoire de la psychanalyse et plus globalement dans l’histoire de l’humanité qui ont d’ailleurs parties liées. Nous pouvons souscrire alors à la formulation de Nathalie Zaltzman en remarquant que le mal dans l’imaginaire est autrement plus excitant qu’un hosannah sans fin (sic). Nous n’en sommes pas moins contraints de repérer les modalités de passage qui articulent le registre de l’imaginaire à celui du symbolique et qui nous conduisent à prendre en compte la problématique du meurtre et du meurtre symbolique qui se jouent tant dans les mythes que dans les fantasmes. Les figurations multivoques du meurtre ouvrent chacune à leur façon à une dimension symbolique. Que ce soit le parricide, le matricide jamais éloigné dans le mythe comme dans le fantasme, de l’infanticide.
Mais il est une catégorie de mal que nous avons rencontrée au cours de notre parcours des figurations limites qui n’est pas transformable selon le mode de la symbolisation du meurtre et qui tend à se reproduire selon le mode de la compulsion de répétition dans le réel. Peut-on envisager alors une autre issue que la répétition actualisée sans fin du meurtre sous forme d’extermination ou de violence terroriste ? Telle serait la question à laquelle nous convoque l’histoire récente de la civilisation au XXème siècle, inaugurée par la Shoah et le Goulag, sous la forme d’une pratique de systématisation de l’extermination à tendance génocidaire. Cette figure du mal tend à détruire dans le sujet humain, toute altérité insupportable dont les juifs ont été le paradigme ainsi que le montre Georges Zimra (Zimra G., Penser l’hétérogène. Figures juives de l’altérité. L’harmattan, 2007). Nous pouvons penser que la Shoah comme le Goulag ont constitué le paradigme récent d’une tentative de crime visant la spiritualité de l’homme cherchant à mettre fin à l’infini de l’homme tout en consacrant simultanément la mort de Dieu. La résultante attendue visait l’auto-engendrement d’un nouvel homme, sujet total et absolu, maître de lui-même et du monde qui verrait l’assomption du représentant narcissique primaire à l’abri de tout meurtre et de toute castration symboliques (Leclaire S., On tue un enfant, Seuil, 1975).
Nous pouvons alors constater à partir de l’expérience de la cure psychanalytique, qu’à un niveau subjectif individuel le sujet psychique peut accéder à un savoir intime de l’existence du mal coexistant dans son intériorité avec la dimension de l’amour. Sur ce plan, souvenons-nous de l’énoncé paradoxal de Freud concernant le mal : L’homme normal n’est pas seulement plus immoral qu’il ne le croit mais aussi beaucoup plus moral qu’il ne le sait (In Le Moi et le ça, op.cité).
Au niveau collectif, l’humanité se déprendrait plus difficilement de la prédominance du mal et chaque collectif d’humains a tendance à régresser vers une masse plus ou moins informe animée par la haine meurtrière vis-à-vis de toute altérité réalisant l’alliance dans le réel des figurations de la cruauté, du monstrueux, de l’horreur et de la pornographie. Nous sommes alors loin de l’idéal freudien concernant la civilisation en termes de sublimation conjuguant l’amour des ancêtres à la désexualisation des amours infantiles A ce propos, le philosophe contemporain, Dany-Robert Dufour parle de marchandisation de l’intime sur le mode de la prostitution et à propos plus précisément de la télévision et de la télé réalité, il écrit et je cite : Écho à la pornographie des camps de concentration : le sadisme permanent de la situation est analogue au sadisme infini des pratiques concentrationnaires européennes. À ceci près que ce petit réseau formé d’un camp télévisuel unique ne tue personne ; pas une goutte de sang versée, aucune mise à mort réelle n’est commise. Et les victimes y consentent. L’histoire qui conduit des sociétés totalitaires nazies et staliniennes, qui usaient de procédés extrêmement violents, à ces formes contemporaines, lénitives et débrutalisées, reste à écrire (Dufour R-D., La cité perverse, Libéralisme et pornographie, Denoël, 2009).
En conclusion :
La civilisation actuelle dans ses modalités sociétales continue de promouvoir le règne de la jouissance immédiate. Il s’agit de promouvoir une conversion par laquelle le pouvoir n’est plus exercé selon la répression du désir mais en promotion de l’exaltation de la pulsion. La société moderne est convoquée et se promeut, au niveau de l’imaginaire du moins, en réponse immédiate à toute demande comme si toutes les demandes relevaient du possible d’un monde conçu sans limites. Nous sommes ici confrontés une forme de toute-puissance de l’imaginaire, lieu sans limites habité par un individu possédant et pouvant tout, c’est-à-dire tout-puissant, auto-engendré, hors génération, hors histoire et hors mémoire. De cette civilisation contemporaine, se construit une image d’homme pur produit narcissique qui tend à n’être identifié qu’à lui-même. Les figurations limites sont ici valorisées à l’état brut, clivé de leur potentiel métaphorique et sont confinées à n’être que des images représentatives de la pulsion coupée de toute symbolisation et de tout affect. De ce fait même, les psychanalystes et plus largement tous ceux qui s’intéressent au fonctionnement psychique de l’humain d’aujourd’hui me semblent contraints à reconsidérer le destin des pulsions à partir d’une valorisation extrême de la pulsion de mort portée au pinacle d’un monde poussant à la dés-subjectivation et à la dés-symbolisation. Notre propos conclusif ne va pas dans le sens d’une quelconque condamnation morale des figurations limites mais plutôt dans celui de réveiller le travail psychique qu’elles convoquent à savoir de pousser la réalisation des images vers un travail de symbolisation en évitant de les conforter dans le domaine d’un réel non symbolisable où le processus de consommation tend à les maintenir par le biais du registre de la jouissance immédiate. Nous avons à tenir compte que tout sujet se trouve pris dès sa naissance voire dès sa conception dans un processus de transmission qui se situe entre bénédiction et malédiction (Causse J-D., Naître ou la puissance des commencements, Études, La force des commencements, Janvier 2014).
Mon correcteur d’orthographe me proposait sans cesse lorsque j’utilisais l’adjectif limites de modifier en utilisant le verbe limiter en écrivant Les figurations limitent e, n, t. Effectivement les figurations limites appellent à leur transformation et à leur limitation dans un registre symbolique Mettre des mots sur les images pour éviter leur stagnation dans le registre de pur imaginaire. Nous ne pouvons pas en tant que psychanalystes nous contenter de nous en tenir à la condition singulière de la figuration du mal, nous sommes contraints à envisager son expression au niveau collectif, dans la mesure où, pour reprendre la formulation de Paul Ricœur, le mal... acte que tout individu commence est aussi un acte qui met à mal le contrat social et le code des lois (Ricoeur P., Le Mal, Un défi à la théologie et à la philosophie, Labor et Fides, 2004). Je relèverai bien le défi contenu dans l’ensemble de questions concernant l’esprit humain et son marquage ambivalent du signe de l’amour du bien et du mal en répondant non par une pirouette mais par une profession de foi (J’entends ici cette dimension de la démarche religieuse au sens où l’entend Sophie de Mijolla comme recherche d’une possibilité de sortir des bornes narcissiques grâce à l’amour de l’homme pour Dieu répondant à l’amour de Dieu pour l’homme - De Mijolla-Mellor. Le mal est une mauvaise rencontre, Topique, 91, EdT, 2005).
Je prendrai alors le risque de me demander à voix haute si la méprise de l’esprit humain ne consisterait pas justement à cette prétention narcissique à se croire première et dernière ressource de la condition humaine en faisant fi par la même de toute transcendance. Et si, malgré tout le chemin parcouru, par la civilisation, l’Esprit de Dieu et l’Esprit de Satan perduraient et séjournaient au cœur de l’esprit humain ne serions-nous pas contraints alors à reconsidérer l’Apocalypse et son Au-delà ? Entre catastrophe et métamorphose ? Allez, il y a encore de l’espérance.
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