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Ghyslain LÉVY
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16 mars 2020 : Prendre des notes quotidiennes est indispensable, aussi bien de cette épreuve à traverser, que de -l’expérience inédite des séances par téléphone. Au jour le jour le relevé des remarques cliniques est devenu Journal de navigation pour une destination inconnue. Au vif des émotions et de l’écriture, ce sont des instantanés photographiques qui saisissent ma réalité de l’événement. Le téléphone ou l’invention d’une chambre à soi... Se parler à l’oreille... Comment faire avec le silence ?... Entre fatigue et solitude... N’avoir que le temps... Le pays en apnée... L’autre comme virus... Que masque le masque ? ... Devenir des sans-visage... Et après ? ... Ce sont là les déclics d’une écriture cicatricielle, afin de résister à cette nouvelle déchirure du monde. Ce Journal raconte comment cette pratique analytique inédite, du fait de circonstances exceptionnelles, et où chacun a dû rester chez soi, a été, malgré ses limites, l’occasion de surprises et de créativité psychiques. Ce texte saisit la réalité du confinement et du déconfinement d’un homme qui tente de retenir la vie, de partager l’espoir d’une issue, puis de porter la plus grande attention à ce passage de l’angoisse à la fureur. Au-delà de la psychanalyse, Ghyslain Lévy, dans un texte aux indéniables qualités littéraires, éclaire, à partir de son expérience, les conditions actuelles, et peut-être futures, de notre existence.
Ghyslain Lévy, psychiatre et psychanalyste à Paris, membre du Quatrième Groupe, est aussi écrivain. Il est l’auteur de nombreux articles et de livres dont les plus récents, Le Don de l’ombre (2014) et Survivre à l’indifférence (2019), sont publiés aux éditions Campagne Première.
184 pages.
Quel est le point commun entre l’interprétation des rêves et les œufs mimosa ?? entre la compulsion de répétition et la préparation des petits pois ?? entre la castration et le lapin à la lyonnaise ?? Comment l’acte manqué se transforme-t-il en gratin dauphinois ou bien en tarte Tatin ?? Comment préparer un rôti de marcassin, des foies hachés et un gâteau russe en définissant mot d’esprit, pulsion, et fantasme des origines ?? Vingt-six psychanalystes répondent et partagent leurs souvenirs, leurs savoirs, leurs associations libres… et leurs recettes préférées. Ce n’est pas sans humour qu’ils dévoilent les secrets des plats qu’ils préparent. Ils démontrent qu’ils savent manier la cuillère et le concept de façon savoureuse, souvent drôle et inattendue. Les quarante recettes proposées peuvent toutes être réalisées, y compris par celles et ceux n’ayant jamais fréquenté de divan, et sont agrémentées de textes expliquant leur extraordinaire saveur inconsciente.
Avec les recettes d’Anna Angelopoulos, Rania Arida, Patrick Avrane, Claude Barazer, Catherine Bergeret-Amselek, Marie-France Biard, Géraldine Cerf de Dudzeele, Joël Clerget, Sylvie Du Bois-Cassani, Tristan Garcia-Fons, Suzanne Ginestet-Delbreil, Micheline Glicenstein, Thanassis Hatzopoulos, Simone Korff Sausse, Didier Lauru, Alain Lemosof, Martine Lerude, Ghyslain Lévy, Vicky Malissova, Jacques Mervant, François Pommier, Léa Sand, Jean-François Solal, Lya Tourn, Catherine Vey, Monique Zerbib.
220 pages.
Comment comprendre notre consentement passif envers la cruauté banalisée d’une réalité quotidienne dont nous entendons les échos terrifiants ? L’époque n’est plus celle de cet amour de la vérité que Freud donnait comme la fin de chaque engagement dans une psychanalyse. L’époque est celle de la vraie pauvreté, de l’homme pouvant être sacrifié à merci, et dont l’autre face est l’indifférence.
Dans cet essai d’anthropologie psychanalytique, Ghyslain Lévy analyse, à travers cette indifférence aujourd’hui si partagée, le refus de toute hospitalité au malvenu en nous et la honte de notre humanité fragile, souffrante, vivante. À partir de sa riche expérience clinique, et en s’appuyant sur la littérature et le cinéma, l’auteur nous fait parcourir les lieux de l’indifférence, des maladies du virtuel à la perte du sentiment du chez soi.
Survivre à l’indifférence, c’est vivre contre l’indifférence, faire résistance au règne de l’homme-jetable, à la marchandisation des corps et aux solitudes « branchées ».
240 pages.
Le projet de L’Algérie, traversées s’est formulé autour d’une question partagée : l’heure n’est-elle pas venue en Algérie d’un véritable renouveau apporté par les œuvres de culture ? La vitalité, la diversité, l’impertinence de ces derniéres en témoignent. Elles débouchent sur une nouvelle page en train de s’écrire, non seulement en Algérie mais aussi au cœur de la relation complexe entre l’Algérie et la France.
Les différentes générations d’écrivaines et d’écrivains, d’artistes, de psychanalystes, de chercheuses et chercheurs en littératures, en anthropologie ou en histoire réunies à l’occasion d’un Colloque de Cerisy, le lieu même où se dit depuis si longtemps la foisonnante diversité des cultures, ont concouru à une rupture avec les versions convenues de l’Histoire, avec les mémoires encore enfermées dans des clivages post-traumatiques et des fixations nostalgiques.
Cet ouvrage rend compte de leurs travaux, avec l’enthousiasme et la passion des échanges entre celles et ceux qui savent combien le passe s’écrit toujours au futur, car il est riche de possibles à faire advenir.
Traverser, c’est multiplier les voies du sens et de l’interprétation, chercher des chemins de biais ; traverser, c’est traduire pour accéder à d’autres formes d’altérité. L’esprit des traversées anime ce livre, depuis le pouvoir créateur de la métaphore, afin de dire autrement l’Algérie et sa réalité présente et à venir.
374 pages.
Avec les contributions de : Zineb ALI-BENALI, Stéphane BAQUEY, Sabrinelle BEDRANE, Amina Azza BEKKAT, Charles BONN, Catherine BRUN, Giulia FABBIANO, Jacques FERRANDEZ, Claude GENARDIÈRE (DE LA), Sarah KOUIDER RABAH, Amina LAMGHARI, Karima LAZALI, Tristan LEPERLIER, Élisabeth LEUVREY, Ghyslain LÉVY, Catherine MAZAURIC, Mustapha MESLEM, Anne ROCHE, Hervé SANSON, Leïla SEBBAR, Keltoum STAALI, Habib TENGOUR, Meriem ZEHARAOUI
Aujourd’hui, l’autre semble avoir perdu son ombre, son ambiguïté. Impossible de se retirer dans l’insaisissable, dans l’énigmatique de la subjectivité. Quand la langue est réduite à être un outil de communication, le règne de la clarté crue, de l’individu technique, de la prédation de tous par tous est à l’horizon.
En s’appuyant sur les grands veilleurs de la langue (Walter Benjamin, Paul Celan, Hélène Cixous, Jacques Derrida, Franz Kafka, Sigmund Freud, Emmanuel Levinas), Ghyslain Lévy s’offre à nous faire partager ce don de l’ombre au cœur de l’expérience psychanalytique. Son attention à la poétique de la langue, à l’opacité du monde, nous fait comprendre la nécessité éthique de l’altérité. C'est ainsi que nous pouvons penser.
Editeur : Jean Delaite aux éditions CampagnePremière - 23, rue Campagne-Première, 75014 Paris
Ghyslain Lévy est l'auteur de nombreux livres, parmi lesquels : La pratique de l'analyste, Paris, Retz, 1989 ; Eugène O' Neill ou l'inconvenance de vivre, Paris, Anthropos, 1994 ; L'Invention psychanalytique du temps, Paris, L'Harmattan, 1996 ; Au-delà du malaise. Psychanalyse et barbaries, Toulouse, Eres, 2000 ; L'Ivresse du pire, Paris, CampagnePremière, 2010.
238 pages.
Nathalie Zaltzman (1933-2009), psychanalyste française membre du Quatrième Groupe, expose des conceptions originales, notamment concernant le travail de la culture, les pulsions de mort et les expériences de survie aux limites. Elle interroge de façon subversive la sexualité, la mort, la place du mal dans la vie psychique.
Les différentes contributions de cet ouvrage entrent en dialogue avec sa pensée et en montrent la richesse. La réalité psychique individuelle et collective est ainsi revisitée avec la volonté de soutenir l’esprit d’insoumission comme principe éthique.
Notons encore que cet ouvrage comporte un texte inédit de N. Zaltzman
Au sommaire de cet ouvrage :
GHYSLAIN LEVY - (IVe Groupe) / Avant propos : Détruire, dit-elle
Inédit de Nathalie Zaltzman : La lucidité du mal
PARTIE I - Le travail de la culture entre individuel et transindividuel
BRIGITTE DOLLÉ-MONTGLOND - (IVe Groupe) : Prendre la mesure de sa condition d'humain
FRANÇOIS VILLA - (A.P.F. et A.P.I.), EVA WEIL - (S.P.P. et A.P.I.) : Lettre à Nathalie...l'absente
BERNARD DEFRENET - (IVe Groupe) : L'un et l'autre avec/contre l'un ou l'autre
ELLEN CORIN - (Société psychanalytique de Montréal) : Sur l'horizon de la Kultur, une écoute plurielle
PARTIE II - L'esprit de résistance, l'amour, la mort
GERARD BAZALGETTE - (IVe Groupe) : La subversion hystérique
JEAN-JACQUES BARREAU - (IVe Groupe) : Don juan et l'esprit de la mort
JEAN-MICHEL HIRT - (A.P.F.) : Un rire dans la nuit du docteur Hyde
PARTIE III - De la réalité des pulsions de mort
MARC BONNET - (IVe Groupe) : Mort où est ta victoire
GERASSIMOS STEPHANATOS - (IVe Groupe-Athènes) : Se construire la réalité du point de vue de Thanatos
PARTIE IV - Comment penser le mal ?
RENE MAJOR - ( Directeur des hautes études en psychanalyse) : Penser la cruauté
ROBERT COLIN - (IVe Groupe) : Nihilisme et régression
PATRICK GUYOMARD - (S.P.F.) : L'enfant pervers, l'enfant perverti
GHYSLAIN LEVY / Conclusion : Nos "irréductibles"
Bibliographie des oeuvres de Nathalie Zaltzman
Présentation des auteurs
252 pages.
Cette publication s'est faite à l'initiative du Quatrième Groupe. Sont ici rassemblés des travaux inédits de psychanalystes qui, tous, ont été proches à divers titres de la pensée de notre éminente collègue, et d'une œuvre théorico-clinique dont l'originalité et les perspectives d'avenir pour la psychanalyse contemporaine viennent alimenter toutes les contributions. Des questions aujourd'hui incontournables y sont explorées: comment penser la cruauté psychique à l'aune des désastres génocidaires du siècle ? La psychanalyse n'est- elle pas une des formes de ce travail de culture qui fait aujourd'hui résistance quand elle prend le risque de s'affranchir d'une vision "thérapeutique" singulière, et de traiter dans le sujet ce qui fait le roc de la réalité humaine ? Les auteurs de ce livre entrent en dialogue avec une pensée qui refuse tout enfermement dans des logiques binaires et des oppositions simples, mais qui cherche à saisir ses propres mouvements d'alternance, d'allers-retours, de dépassement. Les travaux ici réunis poursuivent le geste éthique par lequel Nathalie Zaltzman, dans sa confrontation aux cliniques de la lisière, aux situations extrêmes, aux expériences de survie, a toujours marqué le cap, celui de l'esprit d'insoumission.
G. Lévy
268 pages.
Commentaire:
J’ai eu très un grand intérêt à le lire, à en relire à plusieurs reprises certains chapitres tant il foisonne de questions. Les idées que tu y développes, les champs de réflexion que tu ouvres mettent la pensée au travail et requièrent qu’on entre activement dans sa lecture. Il témoigne non seulement de l’importance que la psychanalyse doit accorder à l’actualité de son époque, mais il pose de façon encore plus radicale la nécessité de la resituer dans le champ du politique dans la mesure où cette question la concerne au plus haut point dans son éthique et dans l’exercice même de sa pratique.
Il y a une dizaine d’années, dans ton ouvrage précédent Au-delà du Malaise, psychanalyse et barbaries, tu posais comme une urgence la nécessité de réévaluer la nature des souffrances psychiques infligées à l’individu telles que Freud les avait définies en 1930 comme étant le prix à payer au progrès de la civilisation. Tu questionnais la validité et la pertinence d’une telle référence notionnelle pour le sujet humain contemporain, alors que le psychanalyste est le témoin et se fait le traducteur des traces indicibles et durables laissées par les expériences historiques comparables à nulle autre que furent Auschwitz et Hiroshima. La réponse que tu apportais était sans ambiguïté : depuis qu’une histoire traumatique collective sans précédent a infligé à l’humanité la blessure narcissique d’une régression éthique généralisée battant en brèche une supposée victoire de la kulturarbeit sur les forces de destruction, l’hypothèse freudienne d’un « surmoi de la collectivité civilisée », d’un surmoi culturel en surplomb se donnant comme idéal la relation unissant les hommes entre eux, s’est éprouvée dans sa caducité. Tu suggérais que dans sa visée de progrès culturel hégémonique, cette « tentative thérapeutique » pour extraire l’individu de son isolement et de ses aspirations égoïstes ne pouvait plus avoir cours et que l’aune à laquelle devait se mesurer maintenant l’humanité, en tant que lien entre les hommes, relevait plutôt d’une expérience singulière, celle « que chacun est amené à faire dans son rapport à l’autre comme prochain, dans sa façon de répondre de soi et de l’autre, dans le sens d’une responsabilité sans métaphysique.»
C’est donc dans cette perspective, celle du soin responsable à l’autre, que dans ton premier ouvrage tu envisageais l’éthique de la pratique de la psychanalyse. Cette préoccupation ne t’a pas quitté, mais tu la déclines à nouveaux frais dans un contexte où la « la jouissance du pire prend la forme d’une passion cruelle qui se déchaîne partout où il lui est possible d’exercer son pouvoir de négation de l’humain. »
Le questionnement du psychanalyste s’est déplacé. Aujourd’hui ce qui fait l’objet de ton inquiétude et de ton interpellation, ce sont les conditions contemporaines faites à l’homme au sein de nos sociétés démocratiques.
Tu désignes exemplairement les effets thanatogènes d’une culture techno-scientifiques fascinée par ses avancées et de plus en plus déconnectée des réalités du monde sensible. Dans l’incapacité, qui est devenue la sienne, de se mettre à la place de l’autre, elle n’est plus à même de porter un jugement sur l’ampleur et les conséquences de ses découvertes et, de ce fait, elle refoule l’humain à la marge. Tu penses tout aussi déshumanisant l’expansionnisme illimité d’une mondialisation marchande qui ne cesse d’augmenter la part de ceux qu’elle exclut et fabrique un nouveau modèle d’individu, « l’homme jetable ».
Mais ce pire actuel que tu dénonce dans le registre du collectif, tu en relèves aussi les traces dans les nouvelles formes de détresse psychique qu’observe le psychanalyste dans l’exercice de sa pratique. L’aliénation désubjectivante à la technologie du besoin, les différentes formes que prend la recherche de l’oubli de soi pour ne pas penser, la dissolution généralisée du lien social supplanté par son fantôme : le lien solitaire et virtuel à l’autre, sont autant d’avatars de cette clinique de « la vie nue », qu’elle prenne la forme d’effondrements narcissiques, de conduites addictives, d’un pulsionnel désolé ou en panne, ou d’une spirale auto-destructive catastrophique. A la première lecture, j’ai trouvé que ta vision s’était encore assombrie par rapport à ton ouvrage précédent et que le pessimisme qui se dégageait de ton livre excédait largement celui de Freud qui déjà ne nous a pas donné beaucoup de raisons d’espérer ni de la sagesse et de tempérance des Etats, ni de la solidité des remparts édifiés par la civilisation contre la rage auto et hétéro-dévastatrice d’un pulsionnel toujours plus expansionniste et ravageur, ni du bien-fondé de l’altruisme individuel ou étatique. Bref, j’ai d’abord pensé que tu forçais le trait quant à l’irrésistible attraction de notre humanité pour une involution négative supposée sans limites. Et puis, en te relisant à plusieurs reprises, je me suis rendue compte que, sans doute, sans cette intensification, sans la dramatisation qui sous-tend ton propos, ton interpellation aurait peut-être manqué son but essentiel.
Car, si je t’ai bien compris, il y a quelque chose que nous ne voulons pas voir, ou bien que nous savons « oui, mais quand même », quelque chose qui nous poursuit pourtant depuis que nous avons perdu notre innocence pré-Shoah, pré-atomique… En déroulant le fil de la logique du pire, ton propos rencontre et reprend sur un autre registre la question que posait déjà en 1956 Günther Anders à propos de l’anéantissement d’Hiroshima et de Nagasaki par le feu nucléaire, dans un livre passé relativement inaperçu à l’époque, L’Obsolescence de l’homme. Au nom de quel aveuglement, demandait-il, ne voyons-nous pas là le mal moral qui a été fait à l’homme ? Autrefois, en effet, les mythes définissaient les bornes indiquant à l’homme jusqu’où ne pas aller trop loin. Et si s’en affranchir déclenchait la colère des dieux, Némésis était alors chargée par eux d’appliquer la sanction. C’était du moins ce que les Grecs, en leur sagesse, nous avaient enseigné. Or, poursuivant son propos, Anders insistait : rien de tel n’est venu tempérer le penchant prométhéen des inventeurs de moyens de destruction massive. Qui plus est la possession du feu nucléaire a imposé le principe de « qui veut les moyens veut la fin ». L’humanité, prophétisait-il alors, devenue capable de se détruire elle-même ne renoncera plus jamais à cette toute-puissance négative.
C’est à partir de là, me semble-t-il que tu te saisis du fil au point où Anders l’a laissé. Pour toi, Ghyslain, les effets délétères d’une culture techniciste au service d’une thanato-politique n’ont en rien perdu de leur actualité. Hiroshima, mais aussi Auschwitz, ne désignent plus seulement des lieux. Ce sont, dis-tu, « des Noms (…) qui dévoilent les potentialités d’une jouissance auto-exterminatrice de l’espèce humaine ». Non seulement le déclenchement du feu nucléaire a rompu le pacte signé entre la morale et la vocation du progrès d’être nécessairement orienté vers le bien de l’humanité, mais il a eu valeur d’événement majeur au sens où Derrida l’entendait, c’est-à-dire comme un acte qui place sous la terreur non seulement le passé mais aussi l’avenir. La déflagration atomique aura eu cette double valence négative : représenter d’une part le meurtre inaugural de l’humanité et, avec la potentialité de sa disparition totale, rendre imaginable la volatilisation de tout témoignage que la vie humaine sur cette terre ait pu exister. Qui plus est, en promouvant la notion de guerre « juste », en subvertissant le commandement moral de l’amour du prochain, elle a donné aux conflits présents et à venir le droit de tuer en l’absence de toute haine justificatrice, sous couvert d’alibis historiques, politiques, juridiques ou scientifiques.
L’événement Hiroshima, comparable à nul autre, a franchi des seuils indépassables et creusé une insondable béance dans notre activité de représentation. Lacan, naguère, comme tu le soulignes, n’identifiait-il pas à das Ding, la « Chose », « l’ombre d’une certaine arme incroyable, qui maniée sous notre regard d’une façon vraiment digne des muses…pourrait mettre en cause la planète elle-même comme support de l’humanité »… Plus que la perspective de la mort elle-même, cette « Chose » impensable, non métabolisable, non investissable pour la psyché serait la promesse de l’évaporation de l’espèce, et avec elle, la destruction du fantasme de notre immortalité ou de ce qui la symbolise, la dissolution du lien des hommes entre eux. Ainsi deviendrait obsolète l’espoir exprimé par Freud dans le texte que tu cites, Ephémère destinée, selon lequel l’individu, même placé dans des situations de désolation extrême, puisse puiser dans l’assurance du renouvellement de toute chose une protection a minima de son fonds narcissique. On se souvient qu’à l’aube de la première grande catastrophe du XXème siècle, Freud, dans cet article, veut croire qu’en dépit des malheurs causés par la guerre, qu’en dépit de la perte des illusions sur les acquis de la civilisation, ce qui aura été détruit sera reconstruit « peut-être sur une base plus solide et plus durablement qu’auparavant ». Pourquoi, interroge-t-il, devrions-nous cesser d’investir de nouveaux objets parce que tout ce qui à nos yeux étaient des biens se sont révélés caducs ? Pourtant, comme tu le soulignes, l’hypothèse de l’existence d’une pulsion de mort tapie en chacun d’entre nous, d’une pulsion détachée de toute visée érotique et objectale, œuvrant silencieusement pour le retour de tout ce qui vit à l’inorganique, est venue cinq ans plus tard tempérer ce bel optimisme. Je me suis demandé, en te lisant, dans quelle mesure cette perception d’une humanité potentiellement réduite à la vie nue, c’est-à-dire à son état purement biologique, maintenue dans l’attente anxieuse de sa possible disparition en tant qu’espèce, ne rappelait pas, dans son contenu, certains discours apocalyptiques ou messianiques qui ont pu s’exprimer en d’autres temps… Est-ce que l’homme confronté à des désastres insensés et à l’angoisse du pire à venir n’a pas toujours eu besoin, quelles que soient les époques et les civilisations, de se forger un discours sur les fins dernières de l’humanité ? Et de se poser de cette manière la question de sa relation subjective à la mort ?
Or si, jadis, les discours sur la fin des temps conjuraient l’angoisse dont ils étaient porteurs par la promesse consolatrice de l’instauration d’un monde meilleur dans un ailleurs radieux, à quelles ressources psychiques l’homme désolé, l’homme réduit à sa dimension purement biologique, l’homme jetable de la société marchande d’aujourd’hui peut-il avoir recours, ici et maintenant, si l’idée même de catastrophe rédemptrice disparaît, si un pessimisme historique sans projet, sans idéaux, sans avenir devait s’imposer à la place ? Sur quels fondements pourraient alors émerger de nouvelles valeurs civilisatrices, se reconstruire un narcissisme collectif fracassé, naître une fraternité réconciliée ?
Chaque avancée du pire, chaque catastrophe frappant l’individu ou l’humanité dans son ensemble, n’est-elle pas, par principe, un événement absolu dans la catégorie où elle se joue : l’urgence pour la psyché de ne pas sombrer dans ce qui se présente pour l’homme comme un effondrement narcissique plus effroyable encore que la perspective de sa mort elle-même : la dissolution de son lien d’appartenance à ses « frères humains » qui après nous vivent, tels que les invoquait un François Villon à la veille d’être pendu ? Autre époque… Je me suis posée cette question après avoir lu et relu ton livre : est-ce que tu envisages cette logique du pire comme un mal aux effets incalculables pour la vie psychique au sens où elle ébranlerait non seulement la garantie d’une protection vitale ou narcissique du sujet humain, mais sa possibilité même ? Autrement dit, est-ce que le pire aurait pour toi le statut d’un événement pur, intraitable par le travail de culture et que nulle transcendance collective ne pourrait prendre en charge ?
Tu nous laisserais sur cette question abyssale si, au regard de cette béance, tu n’évoquais à plusieurs reprises cette « créativité de survie » qui donne à l’homme sans recours, à l’individu « réduit à la vie nue » la possibilité de « continuer d’habiter le lieu même de l’inhabitable ». Je laisse pour terminer la parole à celui qui, revenu de l’inhabitable, témoigne ainsi : « L’horreur nous défit d’un coup de tous nos habits », raconte Aharon Appenfeld dans ce bouleversant recueil dans lequel il rassemble ses réflexions et ses impressions ancrées dans la cruauté et l’angoisse d’une enfance prise dans la Shoah, L’héritage nu … « Il n’y eut plus dans l’arène que l’individu tel qu’en lui-même, sans défense, sans choix, sans excuses ni justifications, ni possibilité d’appel à la clémence… » (…) « Le combat pour la survie était âpre et laid, mais l’impératif d’avoir à rester en vie à n’importe quel prix était bien autre chose que l’impératif de vivre. Il avait en lui quelque chose de l’esprit d’une mission. » Et puis ceci : « « J’hésite à le dire : nous avons ressenti l’horreur apocalyptique de la Shoah comme une expérience profondément religieuse. (…) Quand je parle d’expérience religieuse, je ne me réfère pas au champ abstrait de la théologie, mais avant tout à ce qui relie l’homme à son semblable et au monde matériel où il se trouve. La qualité du lien et de la relation qui s’instituèrent avec l’environnement et avec soi-même étaient nouvelles. Ce sont des expériences subtiles et fulgurantes, difficiles à exprimer et à définir (…) bien qu’elles aient été de pures étincelles de lumière dans le noir absolu. »
Nathalène Isnard-Davezac
texte présenté à la Société de Psychanalyse Freudienne, le 21 octobre 2010.
entre Patrick Cady & Ghyslain Lévy,
à propos de "L'ivresse du pire"
Cher Ghyslain,
L’immensité de ton « Ivresse du pire » m’a donné plus d’une fois le vertige pendant ma lecture, aussi vais-je tenter d’y aller à petits pas pour t’en faire part.
C’est pourtant des bottes de sept lieues qu’il faudrait chausser pour franchir le premier pas que tu imposes à ton lecteur quand tu déclares: « Ainsi, au nom de l’amour du prochain, le mal, ce que Jacques Derrida nomme cruauté, la pulsion cruelle se déchaîne en escalade du pire (...) » Dire le nom de ce philosophe ne diminue en rien le saut que tu demandes à ton lecteur d’exécuter par dessus ce qui est peut-être l’enjeu vital d’une tentative de penser le mal. Il me semble qu’il faudrait rappeler que Freud stigmatise l’impératif « Aime ton prochain comme toi-même » en le qualifiant de chrétien, oubliant du même coup que ce même impératif est inscrit dans la loi juive, un oubli qui a la vie dure. Ce qui est chrétien, c’est la redéfinition du prochain. Sortons d’abord du contresens habituel : il n’a jamais été l’homme blessé, ni tout homme sur terre, il est celui qui éprouve de la compassion pour l’homme blessé, le soigne, l’aide et c’est ce qu’il est déjà dans la loi juive.
L’impossible qui provoquerait ce déchaînement, selon Freud, serait contenu dans le « comme toi-même », ce que précisément tu ne nommes pas; à quoi te réfères-tu alors dans ta déclaration? On dirait que tu exiges de ton lecteur l’adhésion à un dogme ou un axiome, mais lequel? Et tu redoubles l’épreuve que tu nous imposes quand tu ajoutes que cette cruauté se déchaîne jusque « dans les institutions d’une psychanalyse qui résiste à penser ce déchaînement lui-même », sans rien nous dévoiler de ce déchaînement. Pourtant, citant Micheline Enriquez, tu sembles proposer une idée novatrice du prochain comme inachèvement d’un travail d’approche sans fin de l’autre: « Chaque sujet n’a jamais terminé de s’approcher et de se déprendre de l’autre (...) ».
Citant Lacan, tu vas repasser plus loin par la question de l’amour, rappelant que « Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir », ce qui indique peut-être ce qui manque sur la question de l’amour, tant dans la pensée chrétienne que dans la pensée juive. Tu pointes un peu plus loin le désir d’être élu, mais sans le relier à cette question de l’amour et sans reprendre la critique freudienne du fantasme collectif d’élection.
Heureusement, dans la suite de ton livre, tu sembles t’être débarrassé de cette cruauté envers ton lecteur. Tu es même très vite consolateur pour le sculpteur que je suis puisque tu rappelles que même « les pierres parlent ». Tu es clair quand tu dénonces d’emblée l’impératif de jouissance des techno sciences, le refus de toute liberté psychique du côté des neuro-sciences et que tu revendiques de penser à contre-courant du bien-pensant psychanalytique. Même si tu n’évoques pas dans ton livre la question du métissage culturel, notamment celui judéo-chrétien qui fonde la culture occidentale, métissage qui peut parfois provoquer ce que tu appelles « un exil intra-culturel », tu fais appel aux « altérités créatrices ». Même si je ne suis pas sûr que Derrida y ai renoncé, tu dénonces très pertinemment aussi une position de surplomb vis à vis de la psychanalyse. Mais très vite, tu laisses entrevoir autre chose qu’un discours dénonciateur en terminant ton introduction avec « l’espoir d’une guérison de l’humain », faisant ainsi écho dès le départ de ta pensée à celle de Nathalie Zaltzman avec ce mot psychanalytiquement tabou de guérison.
Tu commences superbement ton chapitre deux avec « La cité des femmes » de Fellini en évoquant un rêver ensemble comme reviviscence d’un moi collectif primitif. De là, tu nous fais sentir le contraste avec la solitude mortelle de Narcisse, mais en passant je me demande pourquoi tu dis que « la surface de l’onde ne constitue aucune surface réfléchissante » puisque le piège où tombe Narcisse est bien celui de son reflet à la surface de la rivière dont sa mère est la nymphe selon Ovide, à moins de prendre en compte une autre tradition qui en fait le fils de Séléné qui plongea le berger Endymion dans un sommeil éternel pour qu’il conserve sa beauté. Dans un cas comme dans l’autre Narcisse n’aurait pas échappé à l’emprise maternelle, figure du mal qu’on pourrait ajouter à côté des femmes vengeresses de la mythologie grecque dont tu montres si bien l’importance.
J’ai aimé comment, dans le troisième chapitre, tu redonnes sa force première à l’expression banalisée « tuer le temps » en regard de l’addiction au sommeil et de l’intolérable de l’attente. Dans le droit fil de l’autodestructivité, tu passes à la haine de soi, la mettant en lien avec la honte de soi, ce qui me paraît là encore nouveau, Serge Tisseron, par exemple, dans son gros livre sur la honte ne supposant même pas un tel lien pourtant essentiel pour comprendre la dimension collective de la haine de soi. Tu désignes comme objet essentiel de cette honte l’animalité en nous des origines et ça me paraît tout à fait juste; cela pourrait inspirer tout un développement sur le rapport des différentes religions à cette animalité, le diable étant nommé aussi la Bête dans la Bible, si ma mémoire est bonne. Tu évoques alors le primat du visuel comme principe de culture qui se paye, pour Freud, d’un « refoulement organique » des autres sens, ce qui me pose la question suivante: pourquoi alors Freud, passionné d’art, est-il si persuadé que l’interdit de représentation est ce qui assure le triomphe de l’esprit? Tu te lances ensuite dans une hypothèse audacieuse -et j’aime cette audace- sur une origine phylogénétique de la haine de soi qui viendrait de l’échec du refoulement d’un originaire pré-culturel; il serait intéressant de chercher si là où la religion a perdu son emprise qui maintenait vaille que vaille ce refoulement, la haine de soi a flambé de plus belle ou au contraire s‘est affaiblie, ce qui questionnerait autrement ce refoulement comme source de cette haine. Je me demande du même pas ce qu’il en est de cette haine de soi dans la culture animiste qui, elle, entretient la reconnaissance et l’intégration de l’animalité dans l’humain. Dans ton passage de l’animal au minéral, je suis touché de ton idée de « la pierre qui témoigne » et cette très belle présence de la pierre à différents endroits de ton livre me fait mieux comprendre le regard si sensible que tu donnes à mes sculptures et je vais m‘empresser de lire « Les pierres » de Hikaru Okuisumi que tu cites.
On arrive ainsi au livre II au titre si étrange: « L’évaporation de l’homme », étrangeté due peut-être en partie au fait qu’il rappelle le processus chimique dit de sublimation. Tu dis : « Il n’y a pas de travail de deuil possible quand le traumatisme ne constitue que l’événement avant-coureur du pire à venir(...) », ce qui est très juste, mais quand tu ajoutes un peu plus loin « Vivre en permanence dans la conscience de sa propre mort est sans doute ce qui rend fou », j’hésite à te suivre: quand tu affirmes que l’événement de Hiroshima met fin à la croyance en l’immortalité de l’espèce humaine, fragilisant ainsi la fondation narcissique par identification à l’espèce, tu sembles supposer un rapport à cet événement hors de toute la vie inconsciente faite de défense vis à vis de notre mortalité et si tu as raison, si vraiment peut se former en nous une conscience de la fin imprévisible mais possiblement proche de l’humanité, un effondrement narcissique tel que tu l’envisages a dû se produire et laisser des traces avec la répétition traumatique des grandes pestes qui ont failli exterminer les peuples de l’Europe. Or, si on prend une éponge de son temps comme Montaigne, on trouverait difficilement une trace d’un tel effondrement et quand il rend compte de la rencontre avec ceux que tout le monde appelle des « Sauvages», il les reconnaît dans une commune appartenance à l’espèce humaine. De plus, si l’on tient compte de la mémoire phylogénétique en nous, mémoire faite essentiellement des expériences répétées de survie, peut-on imaginer qu’un événement traumatique comme la répétition de Hiroshima par Nagasaki l’efface ou la neutralise au point de rendre mortifère l’identification à l’espèce? Enfin, comment expliquer dans ton hypothèse que le monothéisme, rompant avec le temps circulaire de l’animisme, ait conçu une mort de l’humanité sans mettre fin à l’espérance de ses fidèles? L’Apocalypse selon Saint Jean raconte une destruction un peu moins rapide que celle que produirait une guerre atomique, mais tout aussi terrifiante et totale. En outre, le roman « La route » par lequel tu illustres ton propos est une histoire de survie, au-delà de l’anéantissement, tout comme ton livre dans le fond; « L‘ivresse du pire », c‘est peut-être ta « route », penser psychanalytiquement avec Derrida après que celui-ci, notamment dans sa conversation avec Roudinesco, eût invalidé la quasi totalité de la théorie freudienne, ne laissant à la psychanalyse qu’un statut de démarche thérapeutique; c’est peut-être une façon de « penser avec le mal » pour reprendre une de tes fortes expressions avec laquelle tu termines presque ton livre, le mal n’étant pas le travail du philosophe mais la réaction auto-immune qui s’est déclenchée plus ou moins violemment chez les psychanalystes pour qui Derrida est une source d’inspiration.
Dans ta conclusion, là où tant d’auteurs ne font que résumer leur livre, tu avances encore une idée forte et originale selon laquelle Freud prend le parti de l’espèce en soutenant « un narcissisme chevillé à l’espèce » par « l’identification primordiale à la nature, c’est à dire, -et là tu cites Freud- au Moi-tout illimité du début ». Ca m’a fait retourner au titre du livre qui s’est imposé à toi une fois le manuscrit terminé, m’as-tu confié et, ma pensée veut suivre la tienne au point de n’en venir à ce titre qu’à la fin de ma lecture. Tu ne reviens pas sur cette métaphore de l’ivresse et je me demande si la célèbre « ivresse dionysiaque » de Nietzsche a pu te mener à ce choix sur le mode de la cryptomnésie. En effet, le philosophe, dont Freud disait qu’il avait déjà tout deviné de la vie inconsciente, dit de cette ivresse qu’elle « abolit la subjectivité jusqu’au plus total oubli de soi », ajoutant que « saisi de cette ivresse, l’homme devient l’être-un comme génie de l’espèce, l’un-originaire », affirmant aussi que cette ivresse amène à un « sentiment d’unité embrassant la nécessité de la création et celle de la destruction ».
Du côté du pire, j’ai été frappé que ton dernier chapitre s’intitule « Penser avec le mal » et non « Penser avec le pire » ; je me suis d’abord dit que le travail de pensée vise à ramener l’imprévisible au prévisible et que finalement le pire n’avait pas tenu, déconstruit par ta pensée qui nous ramenait ainsi au mal, me le disant autrement : pour combattre le pire, la nécessité de penser avec le mal s’était imposée à toi. Ca m’a renvoyé à l’Histoire des religions où le passage du polythéisme au monothéisme est précisément un travail de pensée qui vise à soumettre l’imprévisible –le caprice des dieux, comme on dit, d’où l’importance des devins- au prévisible, un contrat avec un dieu unique, une alliance qui se fonde par l’instauration d’une loi –Les commandements- par laquelle le dieu renonce à déchaîner sa violence tant que la loi est respectée et une sorte de jurisprudence qui se dégage, d’abord au fil de l’Histoire biblique.
L’humanité monothéiste est donc ainsi passée du pire au mal, passage que refait le bébé humain faisant peu à peu l’apprentissage des lois régissant les réactions psychiques de ses parents à son égard. Ce mouvement de révolte créant un rapport au divin qui est respect de la Loi et non plus soumission à l’arbitraire d’une tyrannie a-t-il abouti à une mise en question de l’existence de tout dieu jugée inconciliable avec l’existence du mal ? L’athéisme comme réponse à une telle question nous demanderait-il d’assumer un retour à la confrontation avec l’imprévisible, inscrivant l’évolution du religieux dans une circularité bien nietzschéenne? Répondre à ces questions à l’aulne de la clinique demanderait un autre livre qui n’était pas dans ton projet. Comment penser alors l’ivresse du pire ? Signifie-t-elle que la pulsion de vie cherche une issue à l’écrasante et morne répétition du même, qui est un des enjeux fondamentaux de la psychanalyse, que cette compulsion soit renforcée ou non par cette figure du mal qu’on appelle un traumatisme ? Le pire trouverait sa source dans ce qui du trauma aurait échappé à sa répétition compulsive et à toute élaboration, continuant de produire une menace énigmatique. L’ivresse se différencierait de la jouissance –voire même s’y opposerait- en ce qu’elle serait un abandon, une perte de soi toujours déjà là et qui ne ferait que relancer la pulsion au lieu de la satisfaire. L’ivresse du pire pourrait-elle représenter une dérive de la pulsion anarchiste ? Cette dérive pourrait-elle être produite par la haine de soi, même si l’image de l’ivresse va mal avec cette haine ? On pense à la jouissance masochiste, mais l’imprévisible du pire est tout le contraire de l’immuabilité du scénario pervers. On pourrait davantage évoquer, suite à une défaillance des mécanismes identificatoires oedipiens défaillants, la nécessité de réveiller l’identification à l’espèce par des expériences ou des fantasmatisations toujours plus extrêmes de la survie. Décidément, la force d’attraction de ton titre est celle de l’énigme. Comment à telle enseigne te lire avec modération ?
Et tu termines ta conclusion avec une remarque qui ne s’oublie pas: « si les nazis avaient un tel besoin de déshumaniser leurs victimes (...), n’était-ce pas pour repousser au plus loin toute parenté humaine avec ces corps de chair (...) ». Enfin, si le lecteur doutait encore de ta capacité à espérer et à penser, ce qui n’est qu’une seule et même chose comme tu le montres en parlant de l‘incapacité à attendre dans le chapitre « Tuer le temps », tu intitules l’épilogue de ton livre « Survivre à la survie ». Et c’est, subtilement, à Jean Amery que tu empruntes les derniers mots de ton magnifique « roman psychanalytique », mots que je ne peux que faire miens à mon tour pour souligner l’inachèvement de ma lecture de ton livre : « Je n’étais pas au clair lorsque j’ai rédigé cet essai. Je ne le suis toujours pas et j’espère ne jamais l’être. La clarification serait synonyme d’affaire classée (...). C’est exactement cela que ce livre veut empêcher. Rien n’est résolu. »
Réponse de Ghyslain Lévy à Patrick Cady.
Cher Patrick,
« Le chemin de l’autre a toujours été pour moi très long... » écrit F.Kafka. Une telle altérité oeuvrant dans « le prochain » ne veut pas dire que les lointains de l’autre me sont étrangers. Ils me seraient même plutôt intimes, au plus près. Que l’on puisse chercher à réduire la menace d’une telle altérité intime en la localisant à un « prochain » qui, comme Freud le suggère, représente par excellence « mon ennemi », est chose particulièrement partagée.
Cette altérité intime du prochain, le Talmud, comme tu ouvres la voie, en suggère la place en la figure du voisin interne. Cette place du voisin, chacun en recevrait l’héritage, dés la naissance, une place toujours libre, un espace interne « à côté », un lieu intérieur toujours disponible pour de l’autre, une offre d’hospitalité. Psyché est étendue à l’autre, offerte à de l’autre. Même question : à quoi le prochain ressemble-t-il ? À quel visage ? Ou plutôt à quelle absence de visage ressemble-t-il ? À partir de quelle étrangeté vient-il me dévisager, me rendre à ce point autre ?
Pourquoi l’amour du prochain m’est-il si cruel ? Puisque tu m’en donnes l’occasion, cher Patrick, je voudrais en profiter pour pousser un peu plus loin la question. Ici nous nous sommes déjà bien éloignés de la position freudienne, pour laquelle le prochain a déjà pris une consistance telle que celui-ci ne fait plus ou pas partie « des miens », de « mes proches », de ceux que mon narcissisme a élu comme dignes de mon amour. Le prochain est désormais un voisin qui a pris le visage de l’étranger, et à ce titre la morale dite civilisée me contraint cruellement de l’aimer. Autre forme de la politique de la dissuasion : ne suis-je pas moi-même « le prochain » de celui qui réagira de la même façon que moi, dans l’affrontement des egos narcissiques ?
Oui, je crois que nous nous sommes déjà nettement éloignés de cette position de Freud quand nous nous avançons du côté de cette altérité intime que « le prochain » vient dévisager en moi, non plus la présence d’un prochain insupportable parce que différent et me renvoyant à la menace qu’il ferait peser sur ma totalité narcissique, mais une présence trop proche du prochain. Pourquoi cet amour du prochain m’est-il si cruel ? Peut-être que « le prochain » ne fait pas partie de « mes proches » parce qu’il serait trop proche, qu’il m’est insupportable à moi-même. L’amour du prochain m’est cruel du fait de cette part commune que je hais, cette « chair » qui nous est commune et qui ne peut que me renvoyer à cette haine de soi, à cette volonté de m’auto-anéantir qui est mon « propre ». L’amour du prochain m’est cruel non pas parce qu’il me renvoie à ma revendication de Narcisse, comme le suggère Freud, mais parce qu’il relancerait le désir de non-désir qui œuvre au cœur de mon amour-propre. C’est cette « chair » de la haine de soi qui nous est commune, et c’est celle qui fut « sacrifiée » dans la chair de l’Homme crucifié, comme dans la chair des juifs exterminés dans les camps de la mort, sous les figures de l’Autre radical et radicalement étranger.
Alors oui, il y a une certaine cruauté que je partage ici avec toi et probablement avec le lecteur qui a ta perspicacité. Mais faisons un pas de plus pour nous retrouver au bord de la source où Narcisse se meurt d’épuisement, d’anorexie et d’insomnie. Il me semble en effet que le mythe interprété par Ovide renvoie plus à cette mort par épuisement qu’à la chute de Narcisse dans son propre reflet. Car ce qui s’effondre dans le piège narcissique, c’est bien la fonction du miroir interne à constituer un regard dans lequel le moi à la fois s’aliène, mais se rassemble en même temps. C’est bien pourquoi Narcisse n’en finit pas d’aller y chercher une image qu’il ne trouve jamais. C’est aussi ce que je voulais dire en proposant une autre interprétation du mythe : l’effondrement de la fonction spéculaire de la surface réfléchissante devient œil troué où Narcisse insomniaque se perd, bouche dévorante dans laquelle l’anorexique tombe. Oui, en effet, comme tu le soulignes, le rendez-vous avec l’emprise maternelle est inévitable, sous le masque funéraire de la beauté éternelle du Narcisse. Cette minéralité du beau, sous le regard interne d’une Gorgô pétrifiante, tu l’explores magnifiquement dans tes sculptures. Ne serait-ce pas une belle question à proposer pour une réflexion partagée avec d’autres, et ce en débat avec Freud pour qui la psychanalyse n’aurait rien à dire du beau ?
Mais c’était là une parenthèse… Pour revenir à ton pas suivant qui d’ailleurs n’est pas si éloigné puisqu’il s’agit du visuel, de ce primat du visuel sous lequel Freud place le principe de culture, comme il aura précédemment placé la question de la différence des sexes et de la féminité : le primat du visuel y rencontre le primat phallique sous le signe duquel s’organise la différence sexuelle. Question que nous ne pouvons pas ne pas ouvrir à notre tour, qui ferait d’un principe de culture étayé sur le primat du visuel le prolongement du phallocentrisme de la théorie freudienne de la sexualité. Autrement dit que penser d’un principe de culture qui vienne reconduire la souveraineté d’une théorie phallique de la sexualité humaine ? Question ouverte à d’autres débats… Question pour laquelle j’ai néanmoins suggéré quelques pistes, comme tu le rappelles, à propos du refoulement d’un originaire pré-culturel portant sur l’olfactivité et ce qui, du côté de l’analité, renvoie à une destructivité pulsionnelle et à ses destins auto-destructeurs, à travers la honte et la haine de soi. Quelles relations un tel refoulement dit organique entretient-il avec ce que Freud désignait comme masochisme féminin ? C’est un prolongement que je te proposerais volontiers, cher Patrick pour de futurs échanges…
Mais pour l’instant allons un peu plus loin dans ta lecture. Comment vivre en permanence dans la conscience de sa propre mort, quand l’environnement se trouve lui-même saturé de mort ? Ce que tu relèves là avec le foisonnement de tes interrogations, m’amène à revenir sur les conditions de refoulement de « l’originaire » ( je m’explique sur les raisons de ces guillemets) à partir des situations où le réel catastrophique tant individuel que collectif rend caduques ces conditions. C’est d’ailleurs ce qui nous amène, bien souvent, dans notre clinique, à constater que le travail psychique dans la cure ne relève pas, prioritairement, d’une levée des refoulements secondaires, comme il est classique de le considérer, mais comme constructions préalables de refoulements jusque là totalement défaillants. En d’autres termes il s’agit d’un travail de psychisation en après-coup d’évènements encore non arrivés du point de vue de la réalité psychique inconsciente. La fonction discriminante des refoulements fabriquant de « l’originaire » est toujours en devenir. Et à ce titre certains évènements privés mais aussi collectifs nous laissent dans un hors-temps, hors-langue, hors –sens qui sidèrent et qui rendent fous. C’est dans ce sens que j’ai pu écrire qu’habiter un monde et un corps en permanente menace de disparition imminente est rigoureusement invivable, au sens où c’est là une réalité qui ne peut donner lieu à aucune archivation inconsciente de ses traces.
J’ai bien conscience de ne pas répondre ici à la multiplicité de tes interrogations et en même temps j’ai conscience qu ‘elles m’ouvrent des possibilités nouvelles. Oui, pourquoi « penser avec le mal » et non pas « penser avec le pire » ? Je te suivrais volontiers dans les hypothèses que tu me proposes, quant à ce titre qui en effet est venu s’imposer à moi, en toute fin de l’écriture de mon livre. Il y a bien dans « L ‘ivresse » quelque chose d’une déprise, d’un désaisissement qui s’oppose à la maîtrise objectivante de la jouissance, même si la jouissance rejoint aussi l’ivresse en ce qu’elle outrepasse les intérêts du moi en sa conservation, dans un déchaînement sans frein de sa destructivité. Quant au « pire », vient-il, comme tu le suggères, menacer « le mal », en constituer la surenchère énigmatique du côté d’un imprévisible qui échappe à toutes les catégories morales et philosophiques qui encadrent habituellement « le mal » ? Décidemment pour moi aussi, cher Patrick, la force d’attraction de mon titre est celle de l’énigme… En tout cas, comme tu le dis si bien, « L’ivresse du pire » est aussi « ma route », mais je sais aujourd’hui que je n’y suis pas à l’évidence sans compagnon.
380 pages.
203 pages.
176 pages.
Ouvrage analysé par REBUFAT P. in Psychanalystes (Revue du Collège des Psychanalystes), Le temps de la rigueur, 1990, n° 34, pp. 97-102
Articles
La question du cadre est d’abord une question d’actualité sociétale quand s’affaissent toutes les médiations symboliques comme c’est le cas aujourd’hui. C’est aussi penser le cadre politique et extra-politique dans lequel s’inscrit la pratique de la psychanalyse. On distinguera le bord externe du cadre de la situation analytique qui réunit les éléments du dispositif et que mettent en péril les pratiques par « zoom ». On prendra en compte l’investissement transférentiel du cadre métaphorisant les parts projetées du corps de l’analyste. Le cadre, sur son bord interne, soutient l’écran psychique qui rend possible le jeu transférentiel des représentations. Telle est la fonction tiercéisante du cadre.
On évoquera le travail en face à face et la place du contre-transfert dans l’instauration des deux bords du cadre de la situation analytique proprement dite, une face double du cadre dirigée à la fois vers la réalité du dehors et la réalité du dedans.
Il s’agira ici de prendre en compte le vivant humain dans sa capacité à se construire comme son propre écosystème, c’est-à-dire les conditions aujourd’hui nécessaires pour rendre la réalité humaine habitable. Comment la psychanalyse nous aide-t-elle à penser et à transformer notre rapport violent au réel et la cruauté de notre indifférence envers l’autre et envers un monde abîmé ? Nous interrogerons ce premier territoire que la psyché auto-engendre comme espace-monde et espace-corps, prémices d’un écosystème originaire nécessaire à la survie. On prendra en compte les traits collectifs d’une clinique de la mélancolie telle qu’elle imprime notre rapport au présent et au devenir-déchet du monde.
J'avais envie de profiter de cet anniversaire pour évoquer les prémices du Quatrième Groupe en 1967 à partir de la proposition de François Perrier qui fait passer la limite entre formation des analystes et ce qui, de la transmission de l'expérience analytique, s'appuie au versant de la parole et de l'éthique du désir. Si le savoir se transmet, la vertu fait partie de ce reste intransmissible, de cet impossible à transmettre qui excède tout savoir et qui s'éprouve dans l'exercice de la psychanalyse. La vertu, au sens du courage, rejoint l'amour de la vérité et la liberté de décider. De cette préhistoire de notre Quatrième Groupe écrite en 1967, nous avons hérité du sens du conflit comme lien de division entre nous. C'est précisément ce qui, en resituant au centre de la transmission la politique du conflit, fait l'inestimable objet de la transmission au Quatrième Groupe, ce que nous retrouvons dans la pratique régulière de la ré-instituante.
Après les contributions I publiées par EPSILON en 2018 à propos de l’acte du paiement dans la cure, seront abordées dans ces contributions II la question de l’impayable et du sans prix en arrière-plan de la demande paradoxale de ne pas payer, telle qu’elle peut inaugurer une demande d’analyse.
Dans une troisième contribution, en novembre 2020, je me propose d’explorer la question d’Arnold Goldberg : qu’est-ce qui rend un analyste capable de fonctionner comme analyste ? Ici la problématique de l’argent dans la cure sera reprise à partir de la possibilité de s’inventer comme analysant.
Il s’était demandé comment écrire aujourd’hui ce lieu qui mobilisait autant d’enjeux personnels et représentait à ce point les prémices d’une rencontre jusque-là impossible puisqu’il n’était pas retourné en Algérie depuis 1962 ? C’était la première question, la première inquiétude qui s’était imposée à lui. Car c’est en termes de rencontre et non pas de retour qu’aurait pu se formuler cet impossible. Et pour cela à quelle écriture se fier, se confier, car c’était aussi de confiance et d’écriture dont il était question ?...
« L’Algérie, traversées » a été d’abord un projet qui nous a tenu à cœur, Anne Roche, Catherine Mazauric et moi-même. Le projet de réaliser cette rencontre précisément dans le cadre de Cerisy lui a donné une valeur et un sens bien particulier. Edith Heurgon nous a soutenu tout au long de sa préparation, je tiens ici à l’en remercier pour nous trois. Ce projet s’est construit autour d’un constat partagé : il nous a semblé que l’heure était désormais venue en Algérie pour un véritable renouveau apporté par les œuvres de culture. Leur vitalité, leur diversité, leur impertinence, en témoignent et débouchent sur une nouvelle page en train de s’écrire, non seulement et au sens le plus large du terme, dans le champ culturel en Algérie, mais aussi dans le champ des relations encore trop souvent intriquées et confuses entre la France et l’Algérie…
Il n'y a pas de passionnel de la passion auquel ne participerait pas une volonté de pouvoir et d'emprise visant l'abolition de l'objet comme autre, une violence anéantissant son objet. Dans le transfert analytique, le passionnel peut prendre la place d'un irréductible à toute mise en sens ou interprétation. Son rapport étroit avec une réaction thérapeutique négative doit toujours être pris en compte, et ce même à minima. Le noyau passionnel, son roc irréductible, réédite dans la cure la force pulsionnelle de traces infantiles refoulées. La situation passionnelle d'amour de transfert ne relèverait-elle pas de ce qui se passe dans la force "réalisante" que l'analyste serait tenté de donner à l'exigence passionnelle de son analysante, en prenant celle-ci à la lettre de la réalité, de "sa" réalité ? Le roc irréductible du transfert passionnel ne correspondrait-il pas chez l'analyste à une suspension de l'hallucination négative de la pensée, surface blanche permettant jusque-là qu'ait lieu le jeu des transferts dans la cure ?
C’est à Nabile Farès poète psychanalyste que je voudrais rendre hommage ce soir, à celui que j’ai rencontré pour la première fois en 1992, lors du colloque du Collège de psychanalystes, sur le thème des violences et de la subjectivation. Je me souviens d’un déjeuner partagé aussi avec Benjamin Stora, de la générosité avec laquelle Nabile m’avait offert d’emblée son amitié dans un échange plein de chaleur et d’humour. Je relisais récemment sa communication sur « les névroses de guerre » et j’ai retrouvé toute la densité de ses propos d’alors, des propos qui m’avaient tant troublé, tellement ils dévoilaient la folie de la langue souveraine, la langue devenue folle quand elle se prétend le lieu de la vérité pour énoncer le détournement pervers de la réalité : le temps de guerre était devenu ce qu’on a appelé « l’œuvre de pacification », dans un renversement ironique, destructeur, de la réalité. Pour Nabile, cette duplicité de la langue coloniale a créé une fissure, une béance pour toute une génération naissant au langage, inscrivant la duperie au coeur des mémoires les plus singulières, et de la mémoire collective, inscrivant un trou, une faille devenue trace paradoxale d’une guerre innommée, ou par ailleurs ‘trop’ nommée…
Dans cette première contribution sur l’acte de paiement dans la cure, c’est la position de l’analyste qui sera d’abord interrogée, ses idéaux, son contre-transfert. Autour de la scène où « on rembourse un patient », il s’agira de questionner le registre de la transmission de la dette et du fantasme de son retournement, mais également le statut psychique de la réalité extérieure, les rapports de l’argent et de la parole, sur fond d’absence et de mort.
Quand la parole est impossible ou qu’elle est interdite, une douleur secrète reste chantable, dans la dissonance de la voix, inaccessible à soi-même, insupportable à l’autre soumis en même temps à l’écoute douloureuse de cette distorsion monstrueuse de l’image sonore. À partir du film Marguerite de Xavier Giannoli (2015) je partirai à la recherche de cette lettre volée qui est en même temps exposée à tous, une déchirure mise au secret à l’insu du sujet, mais qui s’exhibe à l’écoute de tous.
Le fantasme d'une dette de naissance, au-delà des mythes, trouve dans les rêves et dans la clinique, à se conjuguer selon des formes diverses que je voudrais ici déplier. Je suivrai les traces de cette dette généalogique dans deux rêves princeps de Freud, "Le comte Thun" et "Je chevauche un cheval gris". Mère en deuil, père en faillite, seront les figures abimées à réparer que vise le retournement de la filiation dans la dette généalogique. C'est en suivant l'analyse de C. Malamoud que j'articulerai le sens de la dette de naissance circulant entre les vivants et les morts, selon la mythologie brahmanique. On verra combien la place de la mort y est centrale ainsi que le registre incestueux. Entre dette de sens et sens de la dette, c'est ici toute la question de la transmission qui est en jeu.
PROMÉTHÉE SE DÉCHAÎNE. ENTRE SAVOIR TECHNOLOGIQUE ET POUVOIR DE MORT
Freud avait distingué en 1911, dans ses réflexions sur les principes du cours des évènements psychiques, un principe de plaisir-déplaisir et un principe de réalité. Ne faudrait-il pas aujourd’hui s’interroger sur le primat d’un principe d’indifférence, dont l’hypothèse semble s’imposer au regard de l’importance d’une clinique de l’emprise, qui s’origine, comme Freud le soulignait déjà, dans une forme d’indifférence envers l’objet et, plus globalement, envers le monde extérieur ? En outre, au-delà de la vie psychique singulière, ce principe ne s’étend-il pas aujourd’hui à l’ensemble social, quand l’indifférence envers l’autre rejoint la simple annulation de son existence ? Comment en effet cette pression d’un savoir technologique influence-t-elle les représentations intimes et générales du monde du clinicien, et donc sa manière d’appréhender le « sujet » en clinique ? Nous verrons aussi comment cette condition d’emprise peut se traduire jusqu’en un pouvoir de mort, à savoir par l’annulation de l’existence propre du sujet. Plus précisément, il s’agira d’analyser quelle emprise a sur nous le savoir technologique, qui s’exprime notamment dans l’omniprésence d’une certaine forme de communication. Dans cet article, Ghyslain Lévy propose l’articulation de l’emprise actuelle du savoir technologique et de son pouvoir de mort. Il y est question de la place et du rôle à accorder à une pulsion cruelle qui, comme poussée d’emprise, vise la saisie de l’autre, son consentement passif, jusque dans ses formes fanatiques les plus régressives.
L’APPAREIL D’EMPRISE DANS LES RELATIONS DE TRANSFERT
Pour faire suite, au précédent article, M. Ghyslain Lévy poursuit sa réflexion à partir de l’hypothèse du primat du principe d’indifférence quant à la question du transfert lorsque celui-ci se déploie dans une clinique de l’emprise et de l’auto-emprise.
PRINCIPE D’INDIFFÉRENCE ET AUTOSACRIFICE
Dans un troisième temps, il s’agira pour M. Ghyslain Lévy de questionner le primat d’indifférence dans le contexte socioculturel comme condition de l’autosacrifice qui semble s’inscrire au coeur des nouvelles formes du sacré contemporain.
Qu’en est-il aujourd’hui de notre rapport à une attente qui a quitté le registre de la croyance et de son préalable, un désir de sens et une demande d’interprétation ? En quittant son fond de croyance, l’attente n’a-t-elle pas perdu aujourd’hui ce qui la rendait attente anxieuse, attente confiante, condition nécessaire pour débuter tout « traitement psychique » ? N’est-ce pas désormais une adhésion immédiate qui vient se substituer à l’attente croyante ? Plus d’attente mais l’instantanéité d’un Sens (sacré ?) qui s’impose ?
Premières lignes...
Notre clinique quotidienne nous amène souvent à constater combien l'inceste et le meurtre, tels qu'ils occupent les fantasmes de désir inconscients, exercent une force d'emprise sur toute la vie psychique, comme ils étendent leurs effets d'attraction et de domination sur les autres espaces psychiques avec lesquels ils sont en contact. C'est précisément cet aspect de la relation d'emprise que je voudrais aujourd'hui privilégier, à l'aune de son expression transféro-contre-transférentielle. Ceci dit l'arrière-plan de cette question ne doit pas être ignoré ni même minimisé. Car la poussée du pulsionnel de la Bemächtigungdstrieb, de cette pulsion d'emprise, n'est pas étrangère à ces passages à l'acte incestueux et/ou meurtriers qui surgissent comme hors-sujet, dans l'épaisseur énigmatique d'un sens inaccessible. L'emprise est donc au croisement des interrogations que posent inceste et meurtre, pour rester dans la ligne de nos propos. C'est au cœur de l'expérience transférentielle de la cure que j'ai choisi de la replacer aujourd'hui…
Le retour du sacré refoulé, dans ses formes fanatiques et cruelles, au nom de la "pureté" revendiquée des identités, constitue notre réalité la plus partagée. Si l'enfant est aujourd'hui le sacré même, n'est-ce pas parce qu'il est le plus sacrifiable, dans la répétition agie du sacrifice d'Isaac jusqu'au meurtre ?
Obéissance absolue au mythe originaire de la soumission absolue, telle serait la Loi que nous nous infligeons, dans une fascination auto-sacrificielle de l'avenir. La place de la psychanalyse n'est-elle pas ici celle d'un travail de dé-fascination nécessaire ?
Exil de masse, financiarisation du monde et abolition des distances constituent les trois événements majeurs qui s’entrecroisent au cœur de notre réalité contemporaine. L’une des plus graves conséquences en est l’échec de la possibilité de subjectiver le traumatisme et de le transformer en expérience personnelle. Aucun lieu psychique n’est désormais habitable pour ce qui est un « non-événement ». La catastrophe de Fukushima en est le paradigme : bien que le désastre ait eu lieu, il n’est pas encore arrivé du point de vue de sa prise de conscience. De même, certains événements collectifs comme la guerre d’Algérie, bien que fixée dans une mémoire qui l’a fétichisée, a été « refusée » en tant qu’expérience singulière et partagée. Une situation clinique prise dans la littérature mettra en valeur ce paradoxe, celui d’un exil de soi-même, d’une part refusée de soi que le sujet ne peut plus reconnaître et envers laquelle il fera une réaction de rejet. Seule la transformation en récit et en fiction adressée à un destinataire privilégié permettra, dans certains cas, de transformer ce « non-événement » en expérience personnelle mise en commun.
Plan de l'article
Les trois événements « majeurs »
Extension du domaine de l’auto-immunisation. Fukushima
Une fétichisation de l’événement
Clinique de l’exil. Le récit du non-événement
La catastrophe du chez soi. L’inhabitable
Comment faire expérience ? L’ouvert
URL : www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-de-psychosociologie-2015-1-page-127.htm.
L’acte d’écriture est d’abord un acte corporel, un geste qui expose le corps de l’auteur, même si tout l’enjeu de la littérature pour F.Kafka consiste à interroger un autre « corps » qu’il s’agira de faire apparaître de texte en texte, et tout au long de la correspondance et du Journal. Mais de quel « corps » s’agit-il quand il est question « d’écrire la souffrance dans la souffrance » ? On suivra l’archi-texture souterraine, aberrante, improbable de ces corps dont Kafka évoquait l’horrible délimitation : « La solide délimitation des corps humains est horrible ». Un enfermement dans une délimitation si douloureuse qu’il trouvera dans la souffrance hypochondriaque la seule relation possible à cette réalité incompréhensible qu’est son propre espace corporel. Jusqu’à cette nuit d’août 1917 où surgit la Chose, un tout autre procès du corps, un tout autre réel encrypté, un tout autre messager de la cause perdue.
Ghyslain Lévy
Discussion de la conférence de Marie-France Castarède "Des voix de l'enfance à la passion chorale".
L’angle mort de la voix est le reste non spécularisable de l’image sonore, ce qui, dans la voix, vient rencontrer un sentiment d’inquiétante étrangeté. Le chant tente de voiler, par l’illusion musicale, ce qui origine la voix dans l’inarticulé du cri. Une certaine clinique de l’hypochondrie douloureuse de la voix dévoile la présence d’un angle mort ouvert sur l’énigme de l’Autre et sur sa défaillance.
Cet article est paru dans « L’œuvre d’art : un ailleurs familier – ACTES 3 – 2014 »
Présentation de l’ouvrage en cliquant sur le lien.
Le savoir relève toujours d’un désir ombiliqué à de l’irréductible, ouvert sur de l’inconnu, le chercheur étant d’abord un rêveur, son désir de savoir étant toujours désir de se retourner sur cet ombilic. La question marrane relève d’une résistance de type cryptique visant à soutenir le sujet dans un désir de savoir qui ne soit pas détourné sous l’effet d’emprise de la volonté du maître. Interroger par ailleurs le concept d’interprétation latente en passe par la nécessité de s’arrêter sur la fonction mutative de l’interprétation comme procédure énonciative faisant œuvre de détachement des fixations moïques et de travail de deuil à partir desquels peut émerger la subjectivité. En ce qui concerne le mythe, celui-ci n’est-il pas à penser en écho à l’angoisse que portent les questions du sujet humain quant à son origine et son ultime ? Le mythe n’est-il pas la projection à l’extérieur d’une auto-perception interne de la psyché quant à son propre fonctionnement ? Et qu’en est-il de la fonction du rite comme le performatif énigmatique du mythe ?
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RÉSUMÉ
Les attaques contre la psychanalyse s’inscrivent aujourd’hui dans le mouvement de l’évaluation généralisée et de la quantification normée de tous les savoirs, de toutes les pratiques et de tous les discours. Comme déjà en 1925, quand Freud s’inquiétait des résistances passionnelles envers la psychanalyse, c’est l’opposition au nouveau, et avec lui le rejet de l’étranger qui fondent aujourd’hui le développement des réactions cognitives et leur refus de l’inconscient. Une réflexion sur le nouage entre l’émergence de l’idée nouvelle et la question de l’étranger à l’origine constitue un fil rouge qui sera suivi ici à travers le corpus freudien, sous l’angle du mythe de la création de la psychanalyse. L’amour de la vérité, la reconnaissance de la priorité à accorder au causalisme psychique, la liberté de la vie psychique d’échapper à la tyrannie du point de vue réalitaire, fondent une certaine éthique de l’expérience analytique. Or c’est sur ces fondements que s’organisent les résistances actuelles à la psychanalyse. Le discours des neuro-sciences ainsi que celui des psychothérapies cognitivistes y trouvent leur ferment.
Quelle place occupe le guérir dans l’écriture d’Hélène Cixous ? Son dernier livre, Hyperrêve, en amenant à s’interroger sur les temps ultimes, soulève paradoxalement cette question. Entre la mort toute récente de son ami Jacques Derrida et la présence du corps mourant de sa mère, Hélène Cixous a situé le cadre et les conditions de son écriture autobiographique. Écrire et soigner le corps maternel mourant participent du même geste qui tente d’approcher l’irrémédiable à venir, de le réintroduire dans le quotidien fait des promiscuités intolérables du réel. Écrire pour venir doubler le corps maternel et tisser ainsi un premier linceul d’écriture d’avant la mort elle-même. Face à l’inexorable qui s’annonce, l’espace du rêve ouvre une possibilité de « guérison » quand, un instant, vivants et morts se retrouvent. N’est-ce pas cette « guérison » de la mort qui constitue, face au réel, la voie ouverte par Hyperrêve ?
Texte issu d'un Colloque organisé par le 4e Goupe OPLF ; Paris ; 4 juin 2005. Il s’agit de penser une psychanalyse en devenir, sortie de son enfermement sur la vision autocentrée du sujet solipsiste. On discutera ici les propositions de René Kaës quant à des représentations d’espaces psychiques communs partagés, à partir des formes les plus primitives de la relation symbiotique entre deux sujets. Les hypothèses freudiennes sur la transmission psychique directe, au sein de la relation transférentielle de cure, seront ici articulées avec les notions d’espace onirique partagé, et de sujet porte-rêve. La question des conditions de fin de cure sera aussi abordée par rapport au concept d’enveloppe psychique commune reconstituée dans l’espace de la cure.
Interlignes
Le texte qui suit a été écrit dans les jours qui ont suivi l’attentat effroyable que la population israélienne a subi le 7 octobre. Il s’inscrit dans l’actualité de cet évènement et les bombardements de Gaza qui s'en sont suivis en riposte. En tant que psychanalystes, nous avons à faire savoir, combien la situation présente qui nous traverse tous, nous concerne au plus près aussi bien en tant que praticiens de la psychanalyse qu’en tant que citoyens, et plus simplement en tant qu’êtres humains. Lire la suite
Un des premiers textes de Freud concerne l’attente croyante, une attente de la guérison qui devient attente de l’élection, puis attente de la communion. Celle-ci viendra forger le transfert dans la situation de cure, à la fois par la suspension de l’acte et par la force même de la croyance. Qu’en est-il aujourd’hui de notre rapport à une attente qui a quitté le registre de la croyance et de son préalable, un désir de sens et une demande d’interprétation ? En quittant son fond de croyance, l’attente n’a-t-elle pas perdu aujourd’hui ce qui la rendait attente anxieuse, attente confiante, condition, selon Freud, « d’un état psychique favorable » nécessaire pour débuter tout « traitement psychique » ?
N’est-ce pas désormais une adhésion immédiate qui vient se substituer à l’attente croyante ? Plus d’attente mais l’instantanéité d’un Sens (sacré ?) qui s’impose dans la confusion narcissique, l’emprise de l’actuel, l’échec de toute érotisation de l’absence, de la solitude, du secret ?
Publication prochaine de cet article dans la revue SIGILA
Ghyslain Lévy est psychiatre et psychanalyste, membre du Quatrième Groupe. Compétent en psychiatrie infanto-juvénile. Ancien interne des hôpitaux psychiatriques. Ancien directeur du Bureau d’aide psychologique de Paris (BAPU). Il a publié de nombreux articles et livres dont « Le don de l’ombre » en 2014 aux éditions Campagne Première, et « L’ivresse du pire » en 2010, aux éditions Campagne Première. Il a dirigé l’ouvrage collectif « L’esprit d’insoumission » en 2011, toujours aux éditions Campagne Première.
Entretien du 16 avril 2012 accordé par Ghyslain Lévy à la revue Filigrane.
Invité par la société psychanalytique de Montréal à l'occasion du colloque du printemps 2012, Ghyslain Lévy avait accepté d'accorder une entrevue à Ellen Corin, psychanalyste membre habilité de la société psychanalytique de Montréal, intitulée "De quel reste à venir la psychanalyse est-elle le nom ?"
La vidéo de cet entretien est accessible en cliquant sur ce lien
Le texte de cet entretien est accessible en cliquant sur ce lien
Chère Marie-Claude,
C’est sous cette forme de lettre que j’ai choisi de m’adresser à toi, dernière lettre d’une longue correspondance que nous avons entretenue depuis des années, dans la complicité affectueuse d’une amitié que tu m’as si généreusement accordée.
Aujourd’hui, tu es enfin libérée des souffrances, des douleurs qui n’ont cessé de s’acharner depuis de longs mois, te rendant le quotidien de plus en plus insupportable, même si tu étais toujours discrète et réservée à ce propos. Ces dernières semaines, j’entendais ta faiblesse et ton extrême fatigue à ta voix, au téléphone. Mais je savais aussi qu’à tout moment, si je te parlais de notre Quatrième Groupe, de nos soirées au Séminaire, de nos réunions de membres, tu irais rechercher des forces en toi pour redonner à ta voix sa vigueur, retrouver aussitôt ton attention et ta présence. Alors la vivacité de tes remarques et ton humour étaient toujours là.
Ma chère Marie-Claude, c’est un long compagnonnage que nous avons partagé au Quatrième Groupe, partagé avec quelques amies chères, dans le même souci des valeurs de la psychanalyse qui nous ont été transmises et que tu as été toujours soucieuse de transmettre à ton tour. Nous en parlions souvent dans la perspective de prolonger l’œuvre de l’amie commune, celle qui nous était si proche, je pense bien sûr à Nathalie.
Nous avons poursuivi ensemble avec le Séminaire sur le Mal, ce que Nathalie nous avait généreusement confié, ce cheminement transversal de la réflexion analytique ouverte sur le divers, le multiple, l’hétérogène. Cette ouverture de tes intérêts a été une grande source de bonheur dans nos échanges, que ce soit à propos de musique, et là, tes connaissances lyriques, ta curiosité musicale éclectique, ton plaisir de la pratique du piano, étaient entre nous des moments de partage et d’amusement. Je ne parle pas de nos rencontres amicales à l’Opéra et des belles soirées dont nous parlions ensuite longuement.
Il y avait aussi les découvertes si excitantes de tes voyages dont tu me faisais ensuite le récit, et où se mêlaient ton intérêt toujours vif pour la Culture, et pour la rencontre des autres.
Il y eut aussi des dimanches éblouissants à la campagne, entre ami(e)s, certains ici doivent s’en souvenir.
Et puis il y eut des moments douloureux, des tunnels où se perd l’espoir, mais là tu as toujours été présente, et avec quelle insistance, quelle affection, quelle attention… J’en ai éprouvé la chaleur il n’y a pas si longtemps encore.
Ma chère Marie-Claude, ma dernière lettre s’achève mais ne s’achèvera pas le souvenir léger, souriant, attentif, que tu as laissé en moi, et je pense en chacun de nous. Ce souvenir m’enrichit et j’ai plaisir à le partager aujourd’hui avec tous.
Et figurant dans les actes publiés en ligne .
Ghyslain Lévy est psychanalyste, membre du Quatrième Groupe. Il est l’auteur de nombreux livres, dont L’Invention psychanalytique du temps (L’Harmattan, 1996), Au-delà du Malaise. Psychanalyse et barbaries (Érès, 2000), L’Ivresse du pire et Le Don de l’ombre (Campagne Première, 2010 et 2014).