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Catherine EVEN-LE BERRE
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Il s’agit dans cet écrit de la mise en perspective ainsi que de la tentative d’articulation de deux œuvres magistrales, de deux pensées présentant des points de proximités évidents, de deux auteurs qui sans relâche inscrivent les mots dans une parole travaillée par le ça :
- Par la passion œdipienne originaire, c’est-à-dire par ce quantitatif de la pulsion en quête permanente de la qualité hallucinatoire perdue, pour ce qui concerne Jean-Claude Rolland.
- Par l’instance de l’originaire avec son mode de représentations pictographiques comme source permanente de toutes les formations psychiques ultérieures issues du primaire et du secondaire pour Piera Aulagnier. Pour dire autrement, par ce fonds de mémoire comme la source vivante garante de la suite des possibles rencontres avec le monde.
Les catégories de l’affect et de la représentation peuvent, doivent se confondre avant de pouvoir in fine se différencier l’une de l’autre. Ce "va, vient et revient" est le mouvement même de psyché et celui de la cure et, plus encore, celui de la cure avec ce patient. Les représentations infantiles trop violemment refoulées sont abolies au point de disparaitre apparemment définitivement, ne laissant comme traces illisibles seulement quelques figures archaïques, lointaines de lignes verticales, obliques ou spiralaires avec l’affect de déréliction qui les accompagnait originairement.
Il est intéressant et précieux de voir comment l’écoute analytique, les constructions silencieuses de l’analyste, l’incompréhension temporaire qu’il lui est essentiel de savoir supporter, ont permis à ce patient de faire réapparaitre les images centrales de l’affect : la mère fichu au vent sous la pluie précédant l’apparition de la musique de la parole maternelle parlant aux animaux et débouchant sur une remémoration puissante de Charlie Chaplin avec le retour de la prééminence de la parole.
Il s’agit encore, dans cet écrit, du partage d’un processus analytique, d’un travail intérieur que l’on peut désigner comme « une remémoration à deux » où analysant et analyste peuvent et doivent se confondre avant de se réinventer ;
La notion de traumatisme en psychanalyse est particulièrement complexe, intéressant l’ensemble des apports de la métapsychologie freudienne. Se trouvera abordé dans cet article, l’effet délétère d’une séduction abusive sur le langage mère-enfant ainsi que la conséquence traumatique d’une expérience effractive chez un enfant de huit ans n’étant pas en mesure de construire ni ses propres limites subjectives ni son identité sexuelle.
L’espace du psychodrame psychanalytique se révèlera progressivement espace où les processus tertiaires pourront advenir, permettant de fait une meilleure circulation entre mots du langage technique et mots du corps au plus vif du signifiant de la chair. On sera sensible au déploiement du gros travail de symbolisation primaire au cours duquel se trouveront reliés traces sensorielles du contact avec l’objet, traces motrices et éléments sonores. Puis enfin, on assistera aux prémices d’une construction des limites du moi avec notamment la transformation de ce qui pouvait apparaitre comme formation d’une théorie délirante sur l’origine en théorie sexuelle infantile partageable et intégrant de nouveaux éléments comme : castration symbolique, interdit et tiercéïté plus élargie.
Discussion de la conférence de Dominique Fessaguet "Résonances corporelles et danse".
Pourquoi l’artiste, plus qu’un autre, aurait-il besoin de créer ?
Sommes-nous autorisés à penser que serait présent, chez le danseur Butô mais également chez le danseur classique ainsi que contemporain, un processus à l’œuvre de l’ordre de la régression formelle de la pensée avec bien sûr des variations très individuelles dans celui-ci, qui amènerait le danseur à se laisser réinvestir par des traces au plus proche du perceptif, au plus près de la sensation pour aller, dans un premier temps, chercher de la sensation avec son corps ?
Cette trajectoire, « aller chercher de la sensation avec son corps », animerait-elle le danseur mais également tout artiste quelle que soit sa discipline, dans le mouvement de danser, de peindre, de chanter, de jouer d’un instrument ?
Un second temps : venir exprimer le matériau polysensoriel dans l’espace avec le mouvement du corps par la danse, le mouvement du pinceau sur la toile, de l’archet sur les cordes, des doigts sur le clavier, mouvement cette fois progrédient qui réalise alors l’œuvre d’art, c’est-à-dire encore ce produit symbolique porté et reconnu comme tel par le groupe humain, permettrait-il à l’artiste, comme seule issue possible, de s’extraire d’un monde de pure sensation ?
Cet article est paru dans « L’œuvre d’art : un ailleurs familier – ACTES 3 – 2014 »
Présentation de l’ouvrage en cliquant sur le lien.
Au cours de cet exposé clinique, nous pourrons voir combien l’unité narcissique d’un jeune patient de 7 ans (Noé) se trouve mise en danger par l’effraction, la trop grande quantité d’excitation que représente pour lui une expérience en classe de CP et comment, impuissant à maintenir une unité de lui-même, il devient alors déliquescent. Envahi par une excitation dont il ne parvient pas à se dégager, à laquelle il n’arrive pas à donner une représentance autre que celle d’un monde des abeilles, il s’épuise et s’effondre.
Après trois tentatives dans trois écoles différentes, il est déscolarisé.
Il s’agit d’un enfant qui a bien investi les règles du langage, mais qui, à cause du saut qu’il a opéré trop précocement dans une langue technique, le langage des sciences de la nature, la langue de la mère, n’a pas pu établir des liens suffisants avec des représentants affects, des représentants proches du corps et de la sensorialité. Son langage très élaboré, trop élaboré, n’est pas suffisant pour contenir les afflux pulsionnels de l’intérieur et de l’extérieur et c’est en quelque sorte, un symbolique trop secondarisé qu’il a trop tôt développé en lien à une mère pour laquelle il incarne, seulement le double et le fantôme de l’objet de passion, un objet sacralisé perdu pour elle, à jamais.
Noé intégrera un groupe de psychodrame avec des enfants beaucoup plus déficitaires et, nous pourrons entrevoir comment, il lui sera dès lors possible de s’abandonner à la régression dans un travail de co-construction sous l’égide du principe de plaisir avec les autres. Ce dispositif et la nature même du groupe lui permettront des régressions de pensée tout à fait étonnantes. Il proposera des thèmes, au fur et à mesure beaucoup moins structurés, jusqu’à mettre en scène un jeu où il n’y aura pratiquement plus aucun mot, mais seulement des onomatopées. Il deviendra rapidement le pourvoyeur de thèmes, de mots, de représentations, tout en donnant corps à ce groupe d’enfants, tout en les captivant.
Pour cet enfant qui n’est pas en mesure de construire ni ses propres limites subjectives ni son identité sexuelle, l’espace psychodramatique se présentera comme un espace où les processus tertiaires pourront commencer à se mettre en place, permettant alors une meilleure circulation entre les mots du langage technique qui constitue sa pensée et les mots du corps. On percevra dans un premier temps le déploiement d’un gros travail de symbolisation primaire où se trouveront reliées des traces sensorielles du contact avec l’objet, des traces motrices, des éléments sonores. Puis, on assistera à un début de construction des limites du moi avec notamment, comment ce qui pouvait apparaître comme une théorie délirante sur l’origine se modifiera pour tenter progressivement de devenir une théorie sexuelle infantile partageable, en intégrant des éléments nouveaux comme : la castration symbolique, l’interdit ainsi qu’une tiercéïté plus élargie.
Pour évoquer la parole de Jacqueline Falguière, cet espace analytique groupal se révélera pour Noé : « Champ d’expression à l’inattendu, l’inexploré, l’irreprésenté, révélant des empreintes primitives inaccessibles à d’autres systèmes de pensée et d’expression ».
Article disponible dans les " Actes du colloque de l'I.F.A.G.P., Comment penser les groupes thérapeutiques, p.37-51, PARIS, Institut Français d'Analyse de Groupe et de Psychodrame, 2011".
IFAGP (Institut Français d'Analyse de Groupe et de Psychodrame, 12 rue Emile Deutsch de la Meurthe - 75014 Paris - 01.45.88.23.22 - http://www.ifagp.fr/)
Article disponible dans les " Actes du colloque de l'I.F.A.G.P.,Parole, corps et pensée en analyse de groupe et psychodrame p.45-48, PARIS, Institut Français d'Analyse de Groupe et de Psychodrame, 2008 ".
IFAGP (Institut Français d'Analyse de Groupe et de Psychodrame, 12 rue Emile Deutsch de la Meurthe - 75014 Paris - 01.45.88.23.22 - http://www.ifagp.fr/)
Cet article est paru dans la "Revue N°48 de Psychothérapie Psychanalytique de Groupe"
Quand on pense selon l'axe de la pensée analytique qui est la nôtre, on se méfie beaucoup de ce qui est nouveau : non pas à cause de la nouveauté en elle-même mais à cause des effets pernicieux du psychisme. En effet, lorsque le sujet humain trouve de la résistance, nous savons combien, il a souvent tendance à vouloir y mettre du nouveau, toujours davantage de nouveauté pour contourner cette résistance et entériner cette fuite en avant à travers l'illusion de la nouveauté. Dans le domaine du soin, prendre la fuite, ne pas mettre au travail nos résistances, ça peut effectivement devenir : toujours plus de pratiques diversifiées, voire cloisonnées, encore davantage de nouveaux dispositifs, avec le fantasme du soin idéal en arrière plan.
Interlignes
Nous ne pouvons passer sous silence cette nouvelle attaque terroriste sanglante, [...]. Une nouvelle fois, une fois de plus, cela m’a rapprochée de l’échange de correspondance entre EINSTEIN et FREUD en juillet 1932, quelques années avant la guerre de 1939-45. Lire le texte téléchargeable en pdf
Quelques réflexions à propos du livre de Gérard Bazalgette « La Folie et la Psychanalyse », conférence du 17 juin 2017 réalisée dans le cadre des Etudes Cliniques Rennaises
Cher Gérard, c’est à un véritable essai psychanalytique que tu nous convies avec ton dernier ouvrage « la folie et la psychanalyse » et particulièrement celui-ci, ton livre « écrit par nécessité personnelle, nous confiais-tu à Paris » et certes, qui ne manque pas, dans sa singularité, sa densité et son originalité à faire marque d’une pensée véritablement personnelle et rigoureuse dans ses développements métapsychologiques, pensée que nous te connaissons par ailleurs depuis toujours, avec ici cependant, des avancées audacieuses concernant l’originaire selon Piera Aulagnier, quitte à infléchir certaines lignes de sa conception et d’induire chez nous, tes lecteurs, un florilège de questions auxquelles tu nous confrontes et sur lesquelles je reviendrai.
Mais encore bien davantage, la façon dont tu le fais : c’est à dire dans une écriture où l’on sent bien tout ce que tu as mis de toi-même comme analyste, comme analyste se souciant du développement de la psychanalyse, de son évolution et de tes efforts à mieux approcher les cas non névrotiques d’aujourd’hui (différents, bien sûr, de ceux du temps de Freud), nous invitant encore plus avant, avec cette puissante clinique que tu nous exposes, à une meilleure compréhension de ces patients dits limites tout comme de la culture de notre époque dans ses multiples expressions puisque tu n’hésites pas à user de la théorie de l’originaire à une lecture de l’art contemporain.
Et, il me tient à cœur de souligner que ce qui demeure, pour moi, l’étoffe centrale de ton livre, c’est bien cette singularité de la rencontre de la littérature d’une part, de l’art contemporain d’autre part, avec la psychanalyse... (accès conférence complète document en PDF)
Lorient, le 18 février 2017
Un hommage au psychanalyste Salomon Resnik
La nouvelle du décès de Salomon Resnik, le 16 février dernier, m’a profondément peinée et ce, d’autant plus qu’elle vient s’inscrire dans la liste des disparitions récentes de nombreuses figures marquantes de la psychanalyse groupale ; ami(e)s et collègues auxquels je dois énormément, qui ont tous eu le bonheur de côtoyer Salomon Resnik et auxquels je rends présentement, également hommage : Jacqueline Falguière, Jean-Marie Enjalbert, Jean-Claude Rouchy, Jacques Schiavinatto, Ophélia Avron, André Missenard …
Psychiatre argentin et psychanalyste membre titulaire de L’Association psychanalytique Internationale, Salomon Resnik a grandi auprès d’Enrique Pichon-Rivière avant de poursuivre à Paris puis à Londres, une trajectoire vigoureusement personnelle qui l’a amené à s’enrichir de la pensée de nos plus grands penseurs et théoriciens de la psychanalyse : M. Klein, W. Bion, D. Winnicott, H. Rosenfeld et E.Bick …
A Paris, où il a exercé la psychanalyse, il fut membre de la Société Française de Psychothérapie Psychanalytique de Groupe (SFPPG) et en fut également le président de 1990 à 1994.
J’ai eu l’immense privilège de côtoyer ce grand homme, d’être destinataire de sa bonté et de cette attention à l’autre qui le caractérisait. N’ayant jamais aimé suivre les sentiers battus, son activité s’exerçait aussi dans des champs en lisière de la psychanalyse. On voit ainsi se dessiner un parcours où les chemins vicinaux étaient pour lui beaucoup plus attrayants que les voies toutes tracées des sociétés de psychanalyse et, je crois que partout où il se trouvait, il incarnait cette étonnante vitalité intellectuelle et émotionnelle qui produisait des effets étrangement contagieux : car il était aussi homme à aimer le langage simple et direct, celui qui traduit au plus près ce que les hommes vivent et ressentent.
Salomon Resnik, certes, nous laisse une œuvre théorique magistrale qui aborde des champs très diversifiés de la psychanalyse groupale comme étrange chimie collective et inconsciente, de la psychose de l’adulte, de l’autisme infantile, de l’archaïque maternel, du narcissisme destructeur ainsi que ses essais sur l’art et bien d’autres encore … mais demeurait, avant tout, un clinicien dans l’âme qui s’attachait à saisir dans leur immédiateté et singularité les processus intra et interpsychiques.
En ce qui concerne son activité d’écriture, elle fut foisonnante par de nombreux articles dans des revues allant de la Revue de psychothérapie psychanalytique de Groupe (RPPG) jusqu’au journal de la psychanalyse de l’enfant en passant bien sûr par Le Coq-Héron et Connexions.
Lors du congrès de 2005 organisé par La SFPPG et la FAPAG, Salomon Resnik a abordé et séduit son auditoire par cette parole toute personnelle dont je me fais aujourd’hui, auprès de vous, porte-parole : « le monde invisible n’est pas constitué seulement de ce qui ne se laisse pas voir, mais aussi de tout ce qui n’est pas mis en relief dans le domaine du visible : quand la chose cachée à la lumière de la conscience acquiert une forme et se met en évidence, la réaction est celle de l’étonnement. En psychanalyse, quand on reçoit une observation interprétative de ce que l’on ne voit pas chez soi ou dans la vie quotidienne, la réaction est toujours : comment ne l’ai-je pas vu avant si c’était en face de moi ? Pourquoi cet aveuglement ? ». « Qui n’a pas vécu l’expérience de se promener au marché suivant le même itinéraire, durant des années, et d’être étonné un jour de trouver une plaque dans la rue Bonaparte à Paris : “ Ici habitait Édouard Manet, par exemple, comme ça a été mon cas “. Et de se demander : “Quand est-ce qu’on a mis cette plaque ici ? “. Et de s’entendre répondre : “Mais elle y est depuis toujours ! “. Comment ai-je pu ignorer un voisin si important ? Cette plaque avait toujours été là. En marchant avec ma femme dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés, on a trouvé un jour une plaque disant : “ Ici a habité d’Artagnan “. Comment est-il possible que le héros gascon de mon adolescence soit si près de moi, ou en tout cas près de mon studio rue Bonaparte ? »
Salomon Resnik, ce même jour de septembre 2005, vous me glissiez à l’oreille à l’issue de votre conférence : “ Comme le fou qui regarde le doigt alors que le sage lui montre la lune “, notre société nous demande de regarder le doigt alors que derrière le doigt (les méthodes objectivantes), il y a une tout autre visibilité, la visibilité de l’inconscient.
Salomon, je vous rends hommage.
Catherine Even-Le Berre
Texte intégral des éditoriaux publiés en page d'accueil du Site du Quatrième Groupe de janvier 2013 à janvier 2016.
p 3 : Editorial mars 2013
p 5 : Editorial avril 2013
p 7 : Editorial mai-juin 2013
p 9 : Editorial juillet-août 2013
p 11 : Editorial septembre-octobre 2013
p 13 : Editorial novembre-décembre 2013
p 15 : Editorial janvier-février 2014
p 17 : Editorial mars-avril 2014
p 19 : Editorial mai-juin 2014
p 21 : Editorial juillet-août 2014
p 23 : Editorial septembre-octobre 2014
p 25 : Editorial novembre-décembre 2014
p 26 : Editorial du 08 janvier 2015
p 29 : Editorial janvier-février 2015
p 31 : Editorial mars-avril 2015
p 33 : Editorial mai-juin 2015
p 35 : Editorial juillet-août 2015
p 37 : Editorial septembre-octobre 2015
p 39 : Editorial novembre-décembre 2015
p 42 : Editorial janvier 2016
Dans le cadre des Etudes Cliniques Rennaises
27 juin 2015
Quelques réflexions autour du livre de Ghyslain Lévy
Le don de l'ombre, Paris, Editions CampagnePremière, 2015
La netteté avec laquelle certains souvenirs d’enfance surgissent dans la mémoire à certains moments de la vie, présente, nous dit Freud, une analogie – en tant que souvenirs-écrans chargés d’émois refoulés – analogie donc, avec les souvenirs d’enfance des peuples, tels qu’ils sont figurés dans les mythes et les légendes. De même que dans sa lettre du 3 janvier 1899, il écrira à Fliess :
« un petit fragment d’autoanalyse a fini par s’imposer et m’a confirmé que les fantaisies (fantasmes) sont les produits d’époques ultérieures qui se sont rétroprojectés depuis le présent d’alors jusque dans la première enfance ; et ce qui est apparu aussi, c’est la manière dont cela se passe : encore une fois une liaison de mots. »
Car c’est bien cette parole de Freud accompagnée d’un souvenir d’enfance personnel qui se sont pour moi, imposée, en rencontrant pour la première fois ton « Don de l’ombre », Ghyslain, puis en parcourant les premières pages de ton dernier ouvrage.
Je me suis revue petite fille de 6 ans, emmenée un soir par mon père qui « aimait les grands aventuriers » à une conférence de ma ville natale de Rennes (pas bien loin d’ici, d’ailleurs). Celui qu’il voulait me faire écouter, était alors un éminent historien qui venait relater les explorations au pôle Sud, les traversées périlleuses du Commandant Jean Charcot, à bord de son navire surnommé le « Pourquoi pas ? ».
Je revois sur la scène de l’époque un homme barbu que je jugeais très âgé mais aussi particulièrement captivant et qui nous montrait sur un écran des images du bateau de Jean Charcot ; un équipage joyeux, se frayant un chemin au milieu des glaces. Dynamisme, pétillance, humour ; ce conférencier émaillait son récit d’anecdotes dont l’une resta gravée dans ma mémoire.
Avant d’aborder avec ses hommes une île inconnue, et qui allait, par la suite, porter le nom de Jean Charcot, l’île Jean Charcot, ce dernier avait préparé une formule vibrante et significative pour en marquer la possession au nom de la France. Or, sautant de la chaloupe, son pied glissa et c’est par un « merde » retentissant qu’il salua son arrivée sur l’île.
La narration de cet acte manqué par mon conférencier de l’époque, associé au naufrage « du pourquoi pas » qui sombra en 1936 avec son commandant, me frappa profondément à cet âge.
Était-ce la trace de cette rencontre avec héroïsme et castration conjugués, l’audace et la mort associée, est-ce l’émoi œdipien d’avoir partagé avec mon père l’admiration pour une figure d’idéal du moi ? Est-ce tout ceci … bien sûr et encore bien d’autres ombres mouvantes en moi … qui détermina mon intérêt, une certaine vocation quand je rencontrai, bien plus tard, le nom de Jean Martin Charcot, le père du navigateur, lorsque jeune stagiaire « débarquant moi-même » à l’Hôpital Charcot dans le Morbihan dans une équipe de psychodramatistes dirigée par un commandant aussi barbu et dynamique que celui de mon enfance et dont je pus apprécier par la suite, l’audace, l’humour et l’ouverture d’esprit.
Mais également, quelle descendance, spirituelle et charnelle et il importe d’ajouter charnelle puisque comme le souligne René Péran, la langue est symboligène, seulement et seulement si l’on respecte ses ramifications, toutes ses ramifications avec le monde sensible et le corps. Donc, quelle descendance spirituelle et charnelle eut cet homme dont l’influence suscita la passion de Freud pour l’exploration de la « face cachée de l’iceberg dans la langue pulsionnelle du perdu » dans les profondeurs inconscientes de la psyché humaine, quand on sait qu’entre 1885 et 1888, Freud, à l’hôpital de la Salpêtrière, dans le service de Jean Martin Charcot, a effectué un séjour absolument déterminant pour la suite de son œuvre et donc pour la naissance de la psychanalyse. En effet, arrivé à Paris pour y étudier l’anatomopathologie, il y a trouvé, comme nous le savons, une toute autre chose avec : la révélation de l’hystérie et un mois après son arrivée à Paris, il écrivait à Martha Bernays, sa fiancée :
« Charcot qui est l’un des plus grands médecins et dont l’aura et la raison confine au génie, est tout simplement en train de démolir mes conceptions et mes desseins. Il m’arrive de sortir de ses cours comme si je sortais de Notre-Dame, tout plein de nouvelles idées sur la perfection. La graine produira-t-elle son fruit ? Je l’ignore mais ce que je sais, c’est qu’aucun autre homme n’a jamais eu autant d’influence sur moi ».
Je souhaitais par cette introduction, cette descente, ce retour vers l’enfance (mon enfance, l’enfance du jeune Sigismund à Freiberg avec – la prairie verte aux fleurs jaunes - le fantasme de défloration de pauline/Gisela/la mystérieuse Ichtyosaura (trois figures conjuguées) , l’enfance de Freud à la Salpêtrière, l’enfance de la psychanalyse), je souhaitais inviter à notre après-midi de travail ce jeu de l’ombre - Alors, qu’il vienne, ce jeu de l’ombre, bruisser sur fond œdipien ou davantage du côté des profondeurs archaïques, abyssales de l’âme humaine - Mais peu importe finalement car assurément toujours un peu les deux à la fois) …. Je souhaitais inviter, ce jeu de l’ombre, jeu de l’intime, jeu de l’invisible, de l’impalpable ou du à peine palpable, de l’opacité, de l’énigme, de l’insaisissable, et sans doute aussi convoquer le gouffre de notre subjectivité humaine avec sa pleine ambiguïté puisque ton écrit, Ghyslain, ne cesse de le porter, de le conjuguer dans l’opposition bien sûr « au règne de la clarté crue, au règne de la tyrannie d’une langue technique résolument convaincue à mesurer, quantifier, évaluer, massifier et pourquoi ne pas ajouter « dépecer » et qui façonne nos institutions, les cultures, les groupes en un seul et même langage (les sigles en sont un des modes d’expression paradigmatique) dont le sens n’est plus ambigu mais réduit à un signifié.
Nos structures de l’ensemble culturel rencontrent les crises et les faillites d’un social qui ne cesse de s’actualiser dans un présent immédiat au gré du repoussement de ses limites. Alors, peut-il y avoir des sociétés pathologiques ? Et quels seront leurs effets sur la psyché ? Cette question fut très présente dans les travaux de Piera Aulagnier.
Et puis, à notre époque, alors que la psychanalyse subit tellement d’attaques, étouffée dans nos institutions de soin et dans nombreux autres lieux de notre société où s’impose désormais le désir d’hégémonie de la psychologie cognitivo-comportementaliste, n’est-il pas essentiel voir urgent de montrer la fécondité de l’approche analytique et de la théorie analytique, qui reste bien souvent les seules aptes à «côtoyer » ce que tu nommes si justement « les situations cliniques de l’extrême ».
Alors,
Il y a bien certainement de nombreuses manières de connaître l’œuvre d’un auteur psychanalytique. Il est possible de lire ses livres, d’assister à ses conférences ou encore de s’inscrire avec lui, dans un travail de supervision (appelé analyse quatrième au quatrième groupe).
En fait, nous rencontrons tout de même assez généralement la plupart des auteurs par des voies finalement assez traditionnelles. Or, si cela nous permet un contact raisonnable, dirais-je, avec leur pensée, beaucoup trop de questions subsistent qui ne peuvent finalement être approchées que grâce à un dialogue direct et vivant en discutant avec lui de ses idées, de ses travaux, de sa clinique psychanalytique, voire de ses expériences de vie.
Et c’est en quelque sorte la prétention de notre après-midi.
Tous les analystes qui, à l’instar de Ghyslain Lévy, se soucient du développement de la psychanalyse, de son évolution et de ses efforts à mieux comprendre les cas non névrotiques d’aujourd’hui (différents, bien sûr, de ceux du temps de Freud) incitent à une meilleure compréhension de ses patients dits limites tout comme de la culture de notre époque dans ses multiples expressions. Mais, toi Ghyslain, tu nous convoques sans détour et nous confronte aux flux et reflux de nos tumultueux éprouvés par, la singularité de ton style et sa puissante originalité, entre cette contre-culture de la transparence, cette contre-culture du dévoilement que tu exaltes et ce terrible face à face avec une société contemporaine, la nôtre, effaceuse de nos traces individuelles et collectives, qui tend inéluctablement à abraser la puissance d’énigme de nos mots, voir à dérober « son étrangeté à la langue, une étrangeté qui habite le cœur même de la langue – une étrangeté, qui renvoie à la résonance du mot, de la phrase, » et tout ceci au profit d’une « langue communicante » avec ses multiples techniques qui se développent aujourd’hui autour de la question de la communication en brandissant les nouveaux mots sans aura, mots sans échos, mutilés car sans résonance, englués dans leur massivité muette et sclérosante de certitude et qui ont, sans nul doute, un peu oublié, comme le dit Walter Benjamin , " le bouche à oreilles " pour privilégier " l'outil de la technologie moderne", le net et son écrit virtuel, l’addiction par l’image, le bon usage protocolaire, le savoir-faire etc..
Juste encore pour écouter, Ghyslain, ce que tu dis si bien avec Walter Benjamin.
" C'est à l'absence de toute précession d'un désir ou d'un rêve collectif que correspond un tel aplatissement de la Culture réduite à fabriquer sans cesse autour d'elle une réalité qui s'appauvrit ....
L'appauvrissement de la réalité en expériences va de pair avec la perte de son aura, avec l'excessive visibilité qu'autorise la transparence de l'objet, et avec une langue elle-même aplatie, appauvrie, par laquelle le sujet communique, mais dans laquelle il ne se communique pas."
Je pense également à cette parole si profonde et tellement humaine d’une de tes patientes au cours d’une séance : « j’ai besoin d’un avenir qui me précède ».
Voilà, tu nous transportes en maniant poésie et incisivité au creux de cette nouvelle barbarie contemporaine qui règne en maître, je crois, en offrant au sujet dans une immédiateté dénudée de tout après-coup, dans l’écrin flamboyant d’une scandaleuse mais séduisante luminescence (émettre de la lumière sous l’effet d’une excitation), une répétition compulsive de notre toute puissance infantile sur écran de nos fantasmes originaires sollicités en continu dans les formes les plus régressées de leur expression : fantasme de séduction de l’enfant par l’adulte (l’éblouissement, l’excitation par l’image et la couleur, l’écran), fantasme de la scène primitive et la saisie sans reste par l’œil cru de la caméra, fantasme de retour au ventre maternelle et sa composante mélancolique paralysante ayant perdu toute force créatrice, fantasme de castration traquant et réduisant l’autre sujet , dans une volonté meurtrière d’emprise, « à une proie qui a perdu son ombre ». (Pour utiliser encore l’une de tes expressions, Ghyslain)
Une proie, donc sans ombre, à laquelle serait définitivement nié la "revenance" de la résonance permanente du perdu de l’infantile, du transgénérationnel et du kultur arbeit qui seuls témoignent et participent de l’humain partagé dans l’humain partageable avec une pensée, notre pensée à jamais vouée à convoquer l’absence.
"Ouvrir la langue à une autre langue à l’intérieur d’elle-même, creuser la langue, rendre toute la puissance de son étrangeté à la langue" (tes expressions, Ghyslain) et l’on a envie d’ajouter "raviver la présence du perdu sous toutes ses formes, dans toute sa force", c’est peut-être là, précisément que la psychanalyse, l’apport freudien, le dispositif analytique participe depuis son origine au travail de culture en ouvrant notre langue du quotidien à la langue de notre sexuel infantile inconscient puisque jusqu’au bout, l’œuvre Freudienne a fait référence et donné toute la place à la question de la trace.
Traversée dangereuse donc, périlleuse certes, l’expérience analytique (mais également toute expérience créatrice, me semble-t-il) témoignent également de ce Trans psychique qui est à l’œuvre du point de vue de ce que tu essaie de relever dans ton livre, de ce Trans psychique après que Freud ait pu dire en 1938, le 22 Aout 1938, un an avant sa mort, que « psyché est étendue, n’en sait rien» et dont voici le texte complet :
« Il se peut que la spatialité soit la projection de l’extension de l’appareil psychique. Vraisemblablement aucune autre dérivation. Au lieu des conditions a priori de l’appareil psychique selon Kant. La psyché est étendue, n’en sait rien. »
Psyché serait donc étendue dans tous les sens ; dans le sens de l’espace, dans le sens du temps et dans le sens également des autres espaces psychiques, et ne le saurait pas et c’est pour cette raison, que d’une certaine manière « ouvrir un espace transitionnel, ouvrir un livre et se livrer à l’expérience littéraire et de la langue poïétique, s’adonner à l’expérience d’écriture, s’ouvrir à une réalisation artistique, en être le réalisateur ou le contemplateur » c’est ouvrir un, des, espace(s) psychique(s) nouveaux, différents, un travail d’archéologue, pour reprendre une métaphore familière à Freud et si, Freud, n’a pas, à rigoureusement parler, découvert l’existence de l’inconscient (ainsi que le montre Yvon Brès dans son ouvrage L’inconscient, Ellipses, 2002), il en a toutefois le premier, formulé les lois de fonctionnement, les processus et les contenus. Il a bien, le premier, exhumé ces données sexuelles préhistoriques enfouies depuis toujours dans l’ombre de la psyché des hommes.
Et, ne crois-tu pas, Ghyslain, qu’il y a là quelque chose de puissamment extraordinaire dans la cure analytique que d’éprouver ces zones particulières où Freud n’hésite pas à dire qu’elles vont jusqu’aux mémoires collectives les plus profondes, les plus anciennes de l’humanité …. « La mémoire glacière de l’humanité », exprimera-t-il.
Alors maintenant, pour en venir à tes grands passeurs, que tu appelles également tes "grands cueilleurs de la langue" dont tu nous dis qu’ils ont d’une certaine manière fait œuvre de penser à la fois la question du désir d’exil et la question de la langue et qui viennent t’occuper dans ton écoute analytique en constituant «des ponts, des traverses, des encordées » pour venir accueillir la parole analysante et la redonner étrangère par le biais du dispositif analytique qui ne peut que, bien sûr, la « déranger, la mettre en flottement, la rendre à un ordre différent, la suspendre, la désorganiser, la désorienter, la creuser comme tu dis » pour lui permettre de ne plus être une triste parole communicante mais une parole dans laquelle le sujet est voué à se communiquer à l’infini, à se découvrir à l’infini.
Alors bien certainement et inévitablement, ceci vient poser la question du fonctionnement de notre écoute analytique en tant qu’elle constitue, elle aussi, un pont possible : « bricoler un pont au-dessus-de l’abîme pour passer, comme tu le dis « passer de nulle part à ailleurs, à quelque part, peut-être …» - Ceci vient poser la question de notre manière toute singulière d’être « passeur » à notre tour et de la façon dont chaque analyste pourrait en témoigner pour lui-même dans le cadre de la cure.
Comment soutenir l’autre dans son altérité face à cet abîme qu’il doit nécessairement franchir ? Comment soutenir l’autre dans son franchissement vers un ailleurs de lui-même ? C’est cette image, cette métaphore extraordinaire que tu nous proposes avec la nouvelle de Franz Kafka « le pont de bois » où l’homme, le visage tourné vers et affrontant l’abîme fait de son corps un pont tendu d’une rive à l’autre pour permettre à d’autres... de le franchir, en aveugle, pour aller de nulle part à ailleurs.
Mais encore :
Qu’est-ce qui fait que l’on s’engage dans un projet analytique, avec l’autre, dans une position certes asymétrique mais tout de même dans un co-engagement vers une co-construction? Qu’est-ce qui fait qu’avec ce patient-là, l’on accepte de s’exposer encore et encore et de soutenir ce face à face avec l’abîme de l’analysant mais également, une nouvelle fois recommencée, avec son propre abîme ?
Donc, tout un flot de questions que ton travail suscite et pour n’en mettre là que quelques-unes en lumière !
Je pense encore à cette expression de Nietzsche :
« Avez-vous du courage, du cœur …. Un courage d’ermite et d’aigle ? Celui qui voit l’abîme, mais avec des yeux d’aigle, celui qui saisit l’abîme avec des serres d’aigle : celui-là a du courage. »
Et je pense évidemment à Paul Celan (qui nous a beaucoup occupés dans notre Groupe de travail) et sur sa façon singulière d’écrire ses poèmes dans sa langue d’origine mais aussi dans celle qui est devenue la langue des assassins et de la faire bégayer, bégayer par la force de sa poétique pour la rendre à son chemin humain en la creusant, la démantelant , la disloquant de l’intérieur toujours plus avant emporté par une expiration sans fin qui ne trouve plus d’inspiration, pour tenter, certainement, de la rendre à la souplesse de son intime étrangeté et à cet énigmatique au cœur même de la langue. Paul Celan semble creuser dans l’emprise de cet enfermement linguistique de l’assassin, dans ce collage assassin, avec le trouble du rythme d’inspiration qu’il ordonne, telle une partition musicale sans pause ni silence, toujours plus profond, toujours plus en creux, en route vers un ailleurs de la langue, un dehors de la langue des assassins …. Telle une quête exténuée pour gagner une rive, poser le pied et enfin pouvoir inspirer … telle une quête à rebours, une sorte de traduction à rebours (car souvenons-nous, la psyché est fondamentalement traductrice ou métabolisante, nous le savons) et comme si dans ce mouvement de traduction à rebours s’infléchissait complètement la question du tiers, de la tiercéïté ….
Je pense également, peut-être ? Pour Paul Celan plongé dans cette problématique de survie, à l’urgence de retrouvailles du côté du langage fondamental (tel que l’a théorisé Piera Aulagnier), le plus loin possible du côté de l’intime perdu avec toute la richesse d’un poly sensoriel drainé par ce dialogue intime mère enfant qui seul viendrait permettre un décollement d’avec la langue des assassins pour accéder à un « au-delà » du trauma.
Pour Paul Celan, la littérature et l’écriture n’ont vraisemblablement pas suffi ; il n’est sans doute pas parvenu sur une autre rive ; vraisemblablement, n’y a-t-il pas eu de passeur pour Paul Celan, puisqu’il s’est jeté du pont … Peut-être a-t-il manqué d’un passeur psychanalyste ?
Peut-être ?
Et pour aller un petit peu plus avant, voilà comment nous nous sommes autorisés (toujours dans notre groupe de travail) à faire lien avec le passeur que tu as été, dans ta clinique, Ghyslain, pour Yasmine, ta jeune patiente.
Pour Yasmine, donc, dans son silence murée où se reproduisait dans la séance un enfermement sous un interdit de penser, sous l’ interdit de paroles d’un enfermement incestuel avec ce père de famille qui avait organisé un huit clos familial où nul n’avait le droit de communiquer à l’extérieur, ne peut-on pas penser qu’il puisse s’agir d’une expiration également silencieuse qui ne trouvait plus d’inspiration ?
Tu seras, dans un premier temps, également inondé dans son silence qui t’aspire, jusqu’au moment où tu vas rencontrer, par l’appel du Kultur arbeit, par la réminiscence d’un film qui insiste, en toi, l’analyste, un autre passeur qui vient alors t’inspirer, te redonner inspiration en triangulant, tiercéïsant et tu t’autoriseras, de façon un peu transgressive mais tu t’autorises à l’inspirer et, elle retrouve l’inspiration.
Alors, c’est encore ce statut en terme métapsychologique de l’ombre que j’aimerai mettre en dialogue, en croisement, avec l’oeuvre de Piera Aulagnier.
En effet, ne s’agit-il pas, avec cette notion d’ombre, aussi bien de quelque chose qui a à voir avec l’exil et son trauma personnel que de l’ombre parlée, l’ombre portée dont parle Piera Aulagnier ?
Ne s’agit-il pas du jeu d’une ombre composite qui travaillerait, imprégnerait inlassablement la langue, le langage, en sous œuvre, en lui imprimant toute sa souplesse, sa plasticité et donc sa fonction symboligène ?
D’autre part, ne peut-on pas s’autoriser à référer « ce jeu de l’ombre » aux effets du langage fondamental, c’est-à-dire à ces implantations très primitives et bien sûr refoulées dans la psyché humaine, à ce poly sensoriel du langage mère-enfant, toujours à l’oeuvre ?
C’est à dire, n’est-ce pas, ce langage fondamental qui parle en nous et sans discontinuer, depuis toujours, notre singularité d’être, se déployant à la fois sur l’axe de l’éprouvé mais également sur l’axe de la filiation ; ce langage secret, intime entre la mère et son bébé, c’est-à-dire au plus près de tous nos restes verbaux, de nos traces pluri sensorielles inscrites très primitivement, de nos mots pris dans le corps, leur musicalité, leur accent, leur densité qui parle le plus précoce, ces mots onomatopées, ces phonèmes vivants entre la chose et la parole pris dans l’émotion, le plaisir et la haine bien sûr … ne peut-on pas s’autoriser à y référer « ce jeu de l’ombre, ce don de l’ombre » ?
J’aimerais également faire un tout petit détour par Donald Meltzer et « son théâtre de la bouche » qu’il a développé comme théorie où - avec la kinesthésie de la langue, la sensorialité de tout le palais remise en œuvre à l’identique chaque fois qu’un phonème du langage privé, du langage fondamental mère-bébé se trouve prononcé- le sujet retrouverait une sorte de plaisir corporel, dans ce théâtre très particulier circonscrit à la cavité buccale, et qui diffuserait dans tout le corps.
Je pense bien sûr à Paul Celan mais à tous nos grands poètes puisque la poésie, ça se dit à haute voix … avec toute la vie et la vivacité, le rythme sensoriel de la cavité buccale.
Et puis un dernier détour,
Dans « mourir de penser », le dernier et neuvième tome du cycle « Le dernier Royaume », Pascal Quignard dissèque la pensée, ses plaisirs et ses dangers, interroge le langage, le temps, l’origine du monde. Il remonte aux sources même de la pensée (qu’est-ce que la pensée ? Pourquoi pense-t-on ?) en tentant d’en définir l’essence en opérant de nombreux détours et tâtonnements pour mieux cerner son objet, sa proie pourrait-on dire, car penser, loin d’être une activité contemplative, s’apparente, selon Pascal Quignard, à une chasse, une prédation pour rassasier « une faim intellectuelle sans cesse affamée » et nourrir notre curiosité. « Penser au risque de perdre l’estime des siens, au risque de quitter l’odeur humaine », au risque même d’en mourir comme Thomas d’Aquin mort devant son écritoire, Socrate poussé au suicide ou Héraclite Banni et persécuté.
Penser, c’est non seulement s’émanciper et prendre le risque de s’exclure de la communauté mais c’est aussi tutoyer l’abîme, tenter de retourner au savoir originaire ….
Il dira « la pensée est comme un retour de chez les morts » et Pascal Quignard s’aventure lui-même dans ces limbes matriciels en explorant l’origine des mots, leur étymologie grecque ou latine pour se frayer un chemin dans sa méditation en convoquant toutes ces figures mythologiques à la mesure dont tu as toi-même, Ghyslain, convoqué tous tes grands cueilleurs de la langue.
Je pensais également à l’œuvre (certes bien différente de Patrick Modiano ; avec, pour ne citer que quelques-uns de ses livres ; rue des boutiques obscures, pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, la petite bijoux, dans le café de la jeunesse perdue …etc.) où l’écriture pour lui, est moins le moyen de reprendre le pouvoir sur l’autre, ces autres qui ont peuplé sa vie tout en la déchirant par leur mystère, que de se faire enfin maître de sa vie, de cette enfance qu’il a dû subir sans rien y comprendre, soumis aux aléas des désirs des autres.
Mais comme on le sait, la blessure du manque, blessure de l’originaire, sorte de lancinant chant d’amour et de regrets, ne se suture jamais vraiment mais peut-être s’apaise grâce à l’écriture et au flot d’espoir qu’elle charrie ? Peut-être, seulement peut-être ? En effet, car toute l’œuvre de Modiano ressemble à un Kaléidoscope dont chaque roman changerait dans son mouvement la place des paillettes pour offrir une image presque semblable à la précédente mais pourtant complètement différente. Car là où se dessine un certain motif en surgit un nouveau, tapi dans la trame, dans l’ombre, comme s’il ne demandait qu’à apparaitre en palimpseste. Cette pensée qui se nourrit des traces de ce qui est perdu dans l’espoir d’un saisissable, cette pensée qui en définitive est à jamais vouée à convoquer l’absence par la polyphonie du sensoriel ; un sensoriel olfactif, visuel, auditif, kinesthésique qui se faufile dans l’écriture avec ses pseudopodes propulsés vers une matrice originaire, vers le langage fondamental avec le trait de la lettre entendue, vue, parlée, lue, cette lettre prise dans la chair même du corps …. L’espoir donc d’un saisissable qui assurerait un savoir sans énigme sur l’origine et ferait taire à jamais le désir …. Ne serait-ce pas là, la quête de Modiano ? Et la quête de bon nombre d’écrivain qui s’interrogent sur le pourquoi de l’écriture, qu’est-ce que c’est qu’écrire ? Pourquoi est-ce que j’écris comme ça ?
Alors, tu as , Ghyslain, dans ton ouvrage, également évoqué Jacques Trilling avec James Joyce ou l’écriture matricide précédé de jacques Dérida : avec la veilleuse ; sa préface) en soulevant la réflexion sur la dimension du matricide dans l’acte d’écriture, sur l’écriture matricide c’est-à-dire encore sur ce mouvement du meurtre de la matrice originaire, meurtre car volonté d’effacement de l’origine dans le fait d’écrire et donc effacement, haine de l’Etre, de l’ humain inscrit dans l’espace d’un symbolique tourné vers l’ouverture et la saisie illusoire et sans fin du jeu des objets entre eux.
Alors j’aimerai aussi t’interroger Ghyslain sur ta compréhension, ton sentiment à propos de ce double mouvement, mouvement composite chez l’écrivain qui est à la fois mouvement tourné vers l’ouvert, vers le kultur arbeit, mais tout autant mouvement mélancolique désymbolisant, compte à rebours guidé vers l’abîme par le jeu des traces flairées, œuvre de la pulsion de mort qui vient effacer toute la trajectoire identificatoire du sujet, donc de l’Etre.
Et pour conclure :
Je t'avais personnellement exprimé, Ghyslain, que ton « Don de l’ombre » était, dans une autre tonalité, certes, mais tout autant saisissant que ton "Ivresse du pire" et outre ma constante admiration pour la qualité d’une articulation littéraire, poétique et analytique de tes écrits, je dois dire que ton livre (comme tu le sais) m'a portée bien loin et bousculée sur le devant d'une scène qui m'habitait sans la connaître .. Au-delà des frontières connues de ma propre filiation, de ma propre histoire. Ainsi, je crois devoir à ton livre la délivrance d'un passeport que je ne possédais pas jusqu'alors pour cheminer, « pour creuser selon ton expression » plus loin solitaire dans de nouvelles étranges contrées (l’inquiétante étrangeté); pour creuser un intime encore plus intime, un étranger encore plus étranger et sans nulle doute plus étrange avec la part d’effroi auquel confronte cette présence du perdu en chacun mais résolument, pour celui auquel il est donné d’en soutenir le creusement, du côté de la création et de l’émergence du sens.
Et maintenant, je conclurai ma conclusion par quelques-unes de tes paroles picorée au gré de ma lecture que je trouve vraiment très expressives :
« Éclairer l’ombre du point obscur, rendre celle-ci présente comme présence d’un énigmatique à jamais insaisissable à partir de la concentration lumineuse de la pensée - Le don de l’ombre entre le trait de la pensée qui bondit et file en avant, et le retrait dans le mouvement qui échappe, se retire, s’enfouit, rebrousse. C’est là le jeu de la pensée curieuse, inquiète, le jeu du furet. A chaque passage, celui-ci abandonne des restes, des traces, des signes. Et c’est bien l’écoute analytique à l’œuvre dans la séance que de se concentrer, dans son attention égale en suspens, à la façon de Freud, retiré dans le noir, le silence et la solitude, afin d’en guetter les surgissements erratiques. Car sans ombre, plus de jeu possible - Ne devient-on pas psychanalyste à partir de ce désir nostalgique d’actualiser le perdu... » ?
Et enfin, puisque nous sommes tout de même en Bretagne (alors c’est peut-être la conclusion de la conclusion de la conclusion) ces paroles du poète, écrivain, journaliste, Xavier Grall : « Ne vivent haut que ceux qui rêvent dans l’ombre – L’art n’est qu’une respiration haletante dans l’ombre d’un insaisissable. - Je m’en reviendrais, avec ma musette pleine de larmes, de livres et de rêves. Et à mon tour je dévorerai l’inconnu dans une ineffable et éternelle étreinte. Je m’en viendrai avec la souvenance des paysages et des peuples. Chanteront les mers, danseront les galaxies, tressailliront les peules.
Et puis, je ne peux m’empêcher de vous inviter à re -parcourir le poème de Paul Valéry « le philosophe et la jeune Parque » qui passe pour le poème le plus obscur de la poésie française et dont voici quelques vers :
« Mais je ne suis en moi pas plus mystérieuse que le simple d’entre vous … (dit la jeune parques)
Mortels, vous êtes chair, souvenance, présage ;
Vous fûtes ; vous serez ; vos portez tel visage :
Vous êtes tout ; vous n’êtes rien,
Supports du monde et roseaux que l’air brise,
Vous VIVEZ ….. Qu’elle surprise !...
Un mystère est tout votre bien,
Et cet arcane en vous s’étonnerait du mien ?
Que seriez-vous, si vous n’étiez mystère ?
Etc…
Je te remercie Ghyslain, je vous remercie tous de m’avoir offert votre écoute attentive.
Catherine Even - Le Berre