Livres

Mettre en regard altérité et psychopathologie porte l'accent sur le paradoxe soulevé et maintenu par la psychanalyse : le conscient ne constitue que la petite partie émergée de notre capacité de penser issue de notre fonctionnement psychique. La plus grande part, relève de nos identifications inconscientes sur fond d'interdit de l'inceste, d'affects et d’idéaux, ce qui laisse entendre que nous sommes surdéterminés par une altérité interne, le discours de l'Autre et des autres, qui nous rend étrangers à nous-mêmes. Le paradoxe est de croire que l'étrange et l’étranger se situent essentiellement dans la réalité extérieure, alors que la plupart du temps, l'un et l'autre ne sont que la projection de notre réalité fantasmatique telle que peuvent nous la révéler nos rêves les plus scabreux, la littérature ou la psychopathologie.
Une telle problématique concerne particulièrement notre contexte culturel au moment ou la xénophobie se répand de manière aiguë pour cautionner la fragilité dans une politique culturelle réduite à un management purement gestionnaire issu du capitalisme financier, qui exclut la force souterraine du lien à l'autre. Et les deux grands thèmes développés : "clinique et altérité" et "littérature et altérité" auxquels un interlude sur la structure psychique vient apporter un rebondissement théorique, contribuent à mettre à jour à travers les loupes de la psychopathologie et de la littérature, le processus spécifiques de certaines figures de notre altérité interne.
158 pages.

Psychanalyste, docteur en psychologie clinique, membre du Quatrième Groupe, chercheure associée au centre « Psychanalyse et Médecine » (univ. Paris Diderot-Paris7), Michelle Moreau Ricaud est secrétaire scientifique de l’Association internationale d’histoire de la psychanalyse, membre de la Société médicale Balint, présidente de la Maison Sándor Ferenczi-Paris. Elle a publié Cure d’ennui. Écrivains hongrois autour de Sándor Ferenczi, Paris, Gallimard, 1992 ; Michael Balint. Le renouveau de l'École de Budapest, Toulouse, Érès, 2000, rééd. 2007, et a collaboré à de nombreuses revues françaises et étrangères.
164 pages.
Note de lecture de Monique Mioni, parue dans le n°50 du Bulletin du IVe Groupe
Freud et la curiosité : à propos de « Freud collectionneur » , le dernier livre de Michelle Moreau-Ricaud (Campagne-Première/ recherche-Février 2011)
C’est en explorant la passion de Freud pour la quête d’objets antiques que Michelle Moreau Ricaud emmène le lecteur dans un voyage à travers le temps et l’espace. En 160 pages, elle retrace de manière très érudite, documentée et précise, l’histoire de la notion de collection, sous-tendue par une pulsion, la curiosité, des origines de l’homme jusqu’à Freud et le sens que la psychanalyse a permis de renouveler. Bien qu’il existe des animaux étonnamment collectionneurs, l’être humain aura d’emblée un rapport particulier à l’objet. La place de l’objet dans l’histoire de l’humanité puis dans la psyché donne un peu plus de sens aux comportements humains dans ce qu’ils ont de meilleur comme de pire. C’est ainsi que les premiers hommes préhistoriques décorent des poteries, dégageant l’objet de sa fonction utilitaire et le faisant advenir au statut d’œuvre d’art, l’autre versant étant l’utilisation des objets dans les rituels mortuaires. De l’art à la mort, pour reprendre le beau titre d’un livre de Michel de M’Uzan, la frontière entre objet animé et inanimé est bien plus mince qu’on ne le pense, et pulsion de vie et de mort moins clivées !
Le butin est avant tout trésor de guerre. La recherche qui permet les avancées scientifiques s’est nourrie de l’emprise de l’homme sur le monde extérieur. Le rôle de la religion est central avec les reliques. via les regalia, ces objets dont la fonction de guérison va croissant à une époque, en droite ligne de la pensée qui guérit, dont la psychanalyse n’est pas si éloignée que cela. Le passage du religieux au laïque avec les premiers cabinets d’anatomie, cabinets de curiosités , cabinets de lecture, la botanique avec l’envolée du cours de ….la tulipe, aboutit à l’explosion de la science mais aussi à la création de nos modernes musées emblématiques de la culture du 20e siècle.
Au travers de la vie de quatre collectionneurs, le comte de Caylus (1692-1765), personnage de roman, Sir Thomas Phillipps (1792-1872) bibliophile, Balzac et son double littéraire- le cousin Pons, Gaëtan Gatian de Clérambault (1872-1935)- plus proche de nous car médecin- psychiatre dont les observations célèbres ont influencé Lacan et qui s’est pris comme objet d’étude, se pose la question de la place de l’autre. Avec chacun d’eux, on passe de la curiosité banale aux passions vitales ou néfastes, et à la mince limite entre le normal et le pathologique. En prêtant trop de (leur) vie aux objets, ces collectionneurs négligent dans un mouvement de balancier extrême, leur propre vie et celle de leurs proches. Et pourtant, de l’auteur de la comédie humaine, en passant par le bibliophile, au médecin enclin à comprendre et soigner, tous semblaient être tournés vers le monde extérieur.
En se recentrant sur Freud, elle nous fait envisager autrement sa vie quotidienne : Freud et son auditoire fictif, Freud scribe de l’histoire de ses patients, Freud face à la perte d’êtres chers- sa collection commence juste après la mort de son père, Freud et une religion laïque, choisissant délibérément les polythéismes égyptien et grec plus propices aux métaphores que sa religion juive d’origine. Ses identifications à d’autres découvreurs, Schliemann, Champollion… et in fine ses rêves d’enfant jouant aux soldats de fer… Freud et la mort : nous apprenons qu’une jeune femme se suicide dans son immeuble juste avant de sonner chez lui pour une consultation. On peut imaginer le traumatisme d’un tel événement mentionné par peu d‘historiens de la psychanalyse et le déterminisme qu’il aura sur ses futures recherches. Et il est troublant de mettre en regard le fait qu’il puisse emporter sa collection dans l’exil grâce à la générosité de Marie Bonaparte, alors qu’il ne pourra sauver ses sœurs…
L'apport de ce livre est très original, car l’auteure, psychanalyste reconnue et avertie, ne nous abreuve pas d’interprétations, mais bien au contraire, ouvre sur tous les champs de connaissances qui nourrissent le sens. C’est ainsi que le croisement de l’éthologie, l’anthropologie, l’histoire du monde, de l’art, de la psychanalyse, donne une approche tout à fait subtile de ce qui ne pourrait paraître que comme une originalité anecdotique de la personnalité de Freud. Du particulier, Michelle Moreau Ricaud nous entraîne vers l’universel, dans une réflexion sur nous-même et nos patients en nous faisant sortir de l’automatique association entre collection, analité et névrose obsessionnelle. En cela il me fait beaucoup penser au livre de Serge Viderman sur «L’argent en psychanalyse et au-delà ».
Comme symptôme, la collection présente l’intérêt d’être à l’intersection de l’individuel et du collectif, exactement comme la religion.
Cela m’évoque le fait que l’accumulation est une caractéristique de l’homme allant de pair avec la place de l’argent. Aucun être ne vit totalement dénudé : même au fin fond de l’Amazonie, des attributs rituels existent. L’objet est pour l’homme indissociable du sens et donc du langage. Pourquoi certains s’autorisent-ils plus que d’autres, et surtout au détriment des autres, à amasser ?
De la collection au collectif, il n’y a qu’un pas, et c’est donc à une réflexion profonde sur les liens de l’homme aux autres, que l’auteure nous invite, et pour cela qu’il nous soit permis de la remercier pour « le gain de plaisir » évoqué dans sa conclusion, qu’elle nous offre à son tour.
Rencontre autour d’un nouveau livre :
Michelle Moreau Ricaud, « Freud Collectionneur » , Editions Campagne Première, 2011, Paris,
librairie Lipsy, le 14 Mai 2011.
La présentation du dernier livre de Michelle Moreau Ricaud, Freud collectionneur, avec la participation de deux discutants Nicolas Gougoulis (SPP er AIHP) et Philippe Porret (SPF) a été une très belle occasion de revisiter la personnalité du fondateur de la psychanalyse devant un public passionné.
Nicolas Gougoulis (dont on trouvera le résumé de sa présentation ci-dessous) retrace d’abord la recherche de Michelle Moreau Ricaud sur Freud, sa collection et la place que ces objets avaient non seulement pour lui mais aussi dans son cabinet et vis à vis de ses patients, Ainsi elle rapporte le témoignage de la poétesse Hilda Doolittle dans le journal de son analyse.
En nous faisant comprendre ce qu’est une collection et des portraits très divers de collectionneurs, l’évolution des cabinets de curiosité en musées, elle approche la personnalité de Freud à travers ce besoin de collectionner.
C’est donc sur Freud, après Balint que Michelle Moreau Ricaud exerce d’une nouvelle manière originale ses talents de biographe.
Elle rapporte la visite étonnante d’André Breton, qui voit Freud comme « un médecin de quartier » ; certaines rencontres avec lui pouvaient être manquées Par hasard je tombe sur une attitude très dure du même A Breton à l’égard de Giacometti lorsque celui-ci ose s’éloigner du surréalisme, témoignant certainement d’un certain sectarisme. Certes Freud, même devenu célèbre n’habitait pas le quartier du Ring, celui de la grande bourgeoisie juive assimilée de Vienne.
N. Gougoulis se demande quelle serait la réaction d’un archéologue du futur en découvrant le livre de Michelle : une curiosité, un “memorabilia”, qui sait? Mais après l’avoir parcouru la conclusion est qu’il comprendrait le but ultime de Michelle, montrer sa manière d’investir un grand penseur, “son Freud”. Elle nous pousse à se représenter chacun son Freud, ce qui le rendrait plus proche de nous, une manière de l’aimer.
Philippe Porret reprend sa description d’un Freud utilisant sa promenade quotidienne, espace « transitionnel » de liberté, si nécessaire lorsque l’on reçoit des patients, rendant visite à l’antiquaire chez qui, somme toute , il se délassait. Il propose une comparaison entre la fonction de cette collection comme espace de projection de la pensée, à l’instar des jardins japonais dont l’abstraction nous incite à l’introspection.
Les différents intervenants vont interroger Michelle Moreau Ricaud sur les intérêts esthétiques de Freud :
- pourquoi la statuette d’Athéna était- elle sa préférée ?
- pourquoi cette prédominance de la sculpture au détriment d’autres formes d’art plastique comme la peinture (Christian Gaillard)?
- pourquoi ne s’intéressait-il pas à l’art contemporain pourtant si innovant et créatif ?
Michelle répond par le goût de la Grèce pour Freud, qui connaît sa culture, sa langue, le grec classique, a traduit Sophocle au Lycée. De plus la petite statuette d’Athéna, cette fille de Zeus, fille de la Raison, était un cadeau princier – celui de Marie Bonaparte, princesse de Grèce et du Danemark. Pour Freud elle représentait, symbolisait l’ensemble de sa collection. C’est elle qu’il montre, présente à Hilda Doolittle. En guise d’interprétation, il commente : « elle est parfaite », peut-être parce qu’elle a les caractéristiques de la bisexualité? Ou parce qu’elle a perdu sa lance...Michelle ne trouvant soudain qu’une désignation de cette déesse -“Athéna Niké” - en appelle aux Grecs présents, sans succès...Nicole Belmont-Valabrega nous rappelle alors le nom d’Athéna “Parthenos”, c’est-à-dire la vierge, non fécondée.
Il lui semble effectivement qu’il ne s’est pas intéressé aux oeuvres des peintres de son temps et redit son étonnement de la méconnaissance de Freud du mouvement de la Sécession : Klimt par ex. alors qu’il peint sa Nuda Veritas en 1898, ou Les trois âges de la femme, ou Eau mouvante ; ou d’autres encore qui vont dans les mêmes thèmes ou évoquent le flux pulsionnel freudien. Au sujet des identifications nombreuses de Freud, que l’auteur a essayé de décrypter, Houchang Guilyardi demande si « l’Egypte est présente ». Michelle rappelle qu’effectivement outre son identification à Champollion – l’interprête /traducteur des hiéroglyphes dont Freud utilise la méthode pour le langage du rêve, le Scribe qui trône dans la pièce, et le Pharaon peuvent s’évoquer dans le bureau d’écriture un « sanctuaire » si non une pyramide où Freud écrit entouré de sa cour de statuettes…
Pour Michelle « Freud n’est pas un collectionneur habituel : à proprement parler il n’apparaît ni compulsif ou obsessionnel, ni avare de ses trésors ; il aime ses objets mais il peut en donner, comme à Karl Abraham, qui ira, lui, en Egypte, et se passionnera pour Akhenaton. Ou encore au fils de Jones qui les conservera toute sa vie ».
Puis elle rappelle ses « motivations conscientes pour l’écriture de ce livre : (son) saisissement à la découverte de cette collection à Londres au moment où la maison de Freud devient un musée, puis après un compte-rendu pour la revue Frénésie, l’oubli puis la résurgence de l’émotion et de l’énigme lors d’un Symposium à Athènes avec une contribution : “ Un Freud Grec? ”. Viendront ensuite la commande de l’éditeur Campagne –Première ; puis sa conférence au IVè Groupe à la Scola Cantorum. Enfin la proposition du Musée Rodin de présenter “un autre regard ...” sur les collections des Antiques de Rodin et de Freud qui partageaient la même passion »
A contrario la maison de Vienne est restée vide, et Michelle espère qu’elle le restera pour signifier l’exil de Freud.
Son désir de connaître non seulement le Freud psychanalyste et théoricien, mais un Freud moins connu, plus intime, découvert d’abord à travers ses correspondances, puis avec cette énigmatique collection. Elle l’a inclut dans la culture de son temps et dans la Culture tout court. Cet ouvrage nous permet un rapport à Freud plus humain, plus proche et in fine peut-être moins « statufié » ?
Monique Mioni
Merci Michelle pour ce livre. Tu nous offres les outils de comprendre ce qu’est une collection et un collectionneur.
Michelle nous promène à travers la langue et le siècle dans la constitution des cabinets de curiosités qui deviennent des musées. Elle nous avait déjà donné des aperçus de son talent dans sa biographie de Balint et la découverte des écrivains hongrois et ici elle nous présente un Freud à la fois familier et insolite. C’est une occasion de rendre plus humain, plus près de nous, une manière de le présenter non en théoricien mais en penseur qui a besoin de supports qui aident le développement de sa réflexion.
En nous offrant ce tableau elle pose une question : quelle est la valeur de la collection de Freud? Avant tout elle était sentimentale. Freud ne collectionnait pas tel un obsessionnel, qui cherche à maîtriser une série au moyen d’une complétude. Plutôt, il cherchait à acquérir des objets produisant sur lui un effet esthétique provoquant des associations. A ce titre il est bien plus un amateur d’art, un amateur archéologue qu’un collectionneur, mais il a constitué un belle collection très variée : antiquités grecques, égyptiennes, étrusques, romaines, chinoises.
Freud était un personnage très solitaire quand il pensait, quand il théorisait et ses objets curieusement souvent tenait lieu de source d’inspiration voire d’interlocuteur silencieux. Son bureau –celui où il écrivait - était rempli de ses antiquités. Il lui arrivait même de proposer à certains patients (telle HD) ces supports comme de moyens d’inspiration associative.
Freud impressionnait la plupart de ses interlocuteurs et Michelle de découvrir et nous offrir une petite histoire de la seule personne qui a eu une impression étrange; André Breton lui trouve l’allure d’un “médecin de quartier”.
Certes si on compare la Berggasse à la maison de l’Amérique latine ancien hôtel particulier de Charcot, on peut comprendre cet avis. D’ailleurs, on peut se poser la question de l’identification de Freud à Charcot sur ce point. Il est connu que Freud admirait Charcot sur tous les plans et notamment sur le plan du succès social.
Nicolas Gougoulis

Les noms comme les visages nous identifient, ils portent l’histoire des ancêtres et se (trans)portent de génération en génération : transmission du patronyme, du nom dit de famille. Comme nous dit la petite histoire (juive), les noms nous collent à la peau et à vouloir s’en séparer, ils vous reviennent comme des signifiants porteurs de l’origine. Dans la tradition juive, le nom apparaît comme porteur de sens. Dans la Bible, le premier acte d’Adam fut de nommer tous les animaux et tous les oiseaux que dieu avait créés (Genèse 2, 19-20). Puis Adam nomme sa femme Ève.
À faire la route (de l’exil), nombreux sont les juifs qui ont changé d’un « nom à coucher dehors » car ce nom, parfois difficilement prononçable, les identifiait comme venant d’ailleurs, risquant de freiner leur intégration et leur promotion sociale.
Comment les noms nous identifient-ils ? De quels lieux sont-ils porteurs ? Comment nous approprions-nous nos noms ? Comment habitons-nous nos noms ? Et quel regard les autres portent-ils sur notre patronyme ?
484 pages.

104 pages.
Mots clés : autochtonie - mythe magico-sexuel - politique - verticalité

Jean-Pierre Chartier a rassemblé dans ce livre ses textes fondamentaux qui ont marqué le domaine de la psychopathologie des adolescents. A travers la problématique des parents martyrs, des incasables et des cas "difficiles", il dessine une véritable clinique de la transgression. Un livre "testament" par un clinicien spécialiste reconnu et médiatisé.
196 pages.

"Etant donné une oeuvre littéraire,réunissez-en tous les volumes,que vous aurez classés dans l'ordre chronologique du premier au dernier paru. Prenez ensuite un peu de repos, afin de réfléchir sans forcer. Au bout d'un moment, quelconque, une idée apparaît dans votre esprit, à la façon dont le soleil darde, car le soleil darde, son rayon dans la ténêbre nocturne, qu'il dissipe. Vous voyez donc clair. Vous avez une idée et vous avez pu la voir cette fois. Il vous suffit à présent de l'appliquer méthodiquement ou presque à l'oeuvre littéraire dont vous aurez réuni tous les volumes classés du premier au dernier par. Vous obtenez au bout du compte un essai, assez plaisant à lire sans doute."
96 pages.
Note de lecture d' Olivier Paccoud
Parue dans le n° 50 du Bulletin du IVe Groupe
Voici donc un analyste fréquentant de longue date une œuvre littéraire, l’œuvre de Jean Echenoz. Cet analyste, après avoir procédé à un long et patient filtrage de l’œuvre en question dans les tamis de son psychisme, en a finalement extrait un objet discret, récurrent et, pour tout dire, un peu incongru : le chien. Disons plutôt les chiens, - baptisés pour l’occasion « chiens d’Echenoz ». Il aura en effet fallu toute la sagacité du lecteur analyste Pascal Herlem pour dénicher les chiens de l’œuvre d’Echenoz et s’apercevoir (ce dont ne s’était semble-t-il pas aperçu Echenoz lui-même) qu’ils y pullulaient, à la façon d’un véritable chenil littéraire. Le livre de Pascal Herlem explore ce chenil littéraire, avec une double ambition : écrire la première « echenozographie canine » officielle d’une part ; prendre la mesure de l’efficacité littéraire, aussi insoupçonnée que surprenante, de ces bêtes, d’autre part. Sans doute pourrait-on dire, et tout aussi bien, que l’idée « chiens d’Echenoz » est née dans la tête du lecteur analyste (braconnier littéraire?) Pascal Herlem, et qu’elle lui est apparue comme une sorte d’objet, disons plutôt de truc, très efficace pour entrer dans l’œuvre et y flairer les trafics de sens. Quoi qu’il en soit, le chien qui circule, déambule sur l’arrière-scène littéraire echenozienne s’avère être un redoutable contrebandier de sens, de tous les sens, - même s’il est à peine visible, même s’il est en marge. De fait : non content d’avoir été fabriqué par l’homme pour endosser « le plus attirant du banni de la sexualité humaine », le chien « habite dans son anagramme », remarque Pascal Herlem, - qui y voit une preuve évidente de sa duplicité.
Entrons plus avant dans le livre.
Si Pascal Herlem brosse d’abord un rapide catalogue des chiens littéraires, ce n’est que pour mieux souligner la singularité absolue du chien echenozien. « Le chien d’Echenoz, nous dit l’auteur (et nous le croyons), quitte les odieux chenils des bêtes littéraires maltraitées pour occuper une place romanesque en tant qu’œuvre d’art » : ici, le chien joue du sens ; il n’est pas comme ailleurs « victime de la dénégation systématique de son humanité » ; Echenoz l’utilise au contraire comme une sorte « d’acte manqué » de celle-ci, « qu’on peut interpréter en tant que tel ». Le chien d’Echenoz est instable, mouvant, hors de toute fixation caricaturale, polysémique, éminemment transitionnel au sein de l’œuvre. Alors, cela étant dit, Pascal Herlem peut s’engager dans la traque méticuleuse, qui prend la forme d’une recension exhaustive, des chiens dans l’œuvre d’Echenoz : c’est avec assurance qu’il nous guide sur les traces du chien echenozien, en allant (tel est à peu près le mouvement du livre), du chien littéraire le plus discret, le plus occulte, au chien littéraire le plus massif, évident, traditionnel (et néanmoins, précisons, car ce n’est pas peu dire : echenozien).
Il est de fait un univers canin « subliminal » dans certaines pages d’Echenoz : absent ou tout juste évoqué (un trait), ce chien n’en contamine pas moins toute la scène dont il porte, représente, le sens latent. Corrélativement, et pour parler comme Deleuze, il est chez Echenoz des « devenirs chien » multiples, des « cynanthropies » (Herlem), des transmutations qui concernent soit des objets, soit des personnages, soit des rapports entre personnages, ou bien entre personnages et objets… Pascal Herlem nous fait partager, en les pointant, ces nombreuses combinaisons, ces délicieuses circulations du sens, mouvantes à souhait, subtiles, souvent cocasses, et qui toujours font mouche. Parce que la littérature echenozienne se soutient d’une sorte de permanent et parfois très léger hors champ, parce qu’elle est en permanence sur le fil d’une sorte de dérèglement (qu’accentue la maîtrise stylistique et narrative de l’auteur), de décrochage, de vacillement identitaire, Pascal Herlem s’attache à y repérer ce qui, à tel ou tel endroit, et parce que justement un chien s’y trouve, produit du glissement, du dérèglement. Mais il n’est pas question, ici, de remettre les chiens en laisse : Pascal Herlem se place au cœur du trafic symbolique canin, et puis, fort de sa culture analytique, littéraire, fort de ses capacités associatives et de son humour, il s’en donne à cœur joie, histoire de nous faire sentir en le déployant, en le décondensant, le formidable rendement de cette affaire. Il n’est donc manifestement pas question ici d’une critique littéraire « savante », qui, « d’en haut », dépècerait, en la réifiant, l’œuvre ; ni d’une critique psychanalytique qui prendrait l’auteur pour objet. Pascal Herlem nous propose une critique littéraire psychanalytique qui, mettant le contre-transfert (ou « contre-texte », selon le concept d’Anne Clancier) du lecteur au cœur de sa démarche, ouvre, déploie et joue du sens qu’elle rencontre, en se laissant traverser par lui. C’est une critique éminemment ouverte à ce qui, dans la littérature, est du côté de « solutions de langues » inédites. Il me semble au fond que Pascal Herlem n’est pas très loin ici de la pensée d’un Georges Steiner, pour qui une critique littéraire authentique produit une autre œuvre littéraire - qui lui réponde.
S’il fallait n’en retenir qu’un, nous inviterions le lecteur (sans le sou, trop paresseux ou surchargé de lectures en cours) à, au moins, s’attarder sur le cas du chien Dakota (et de son maître, Blondel). C’est notre préféré, c’est aussi celui sur lequel Pascal Herlem s’attarde longtemps. Disons-le sans détour : l’acharnement, la fougue investigatrice dont fait preuve l’auteur au sujet de Dakota ne va pas sans évoquer un texte majeur de notre littérature analytique. Sachez seulement, à titre d’indice, que l’enquête en passe par une interprétation/construction de la scène primitive, « hybridation de cauchemar », de Dakota ; qu’à partir de là, Pascal Herlem va nous faire saisir, avec maestria, en quoi les signifiants qui déterminent Dakota le condamnent à faire office de « station d’épuration psychique » de son maître, l’infaillible (et néanmoins imbuvable) Blondel ; qu’enfin il sera question d’une ultime variation d’identité de Dakota, en lien avec « une des plus grandes énigmes de l’univers romanesque d’Echenoz » : Titov, personnage ambigu dont on ne sait finalement s’il relève de la catégorie du « presque-chien », du « sur-le-point-de-l’être-chien », du « peut-être-chien »…
Le chien, on l’aura je l’espère entendu, agence à merveille la rencontre entre Pascal Herlem et Jean Echenoz, qui est une rencontre tout à la fois amicale, festive, féconde. Et cette rencontre nous donne à lire un livre tout à fait singulier, qui vaut le détour à plusieurs titres. D’abord, parce qu’on est là en prise avec un très captivant exercice de critique littéraire psychanalytique, exercice qui répond à la conception théorique que s’en est forgé l’auteur. Ensuite parce que c’est un livre plein d’humour, souvent jubilatoire, dans lequel Pascal Herlem nous fait pleinement partager son plaisir de lecteur analyste. Enfin il nous a semblé voir s’affirmer, dans cet ouvrage, « à l’ombre » d’Echenoz, un talent d’écrivain dont on espère qu’il trouvera à s’épanouir encore, pour notre plus grand plaisir de lecteur.

Peut-on avoir confiance dans le langage ? Les mots expriment-ils fidèlement notre pensée ou nous trahissent-ils ? Quels sont les mots qui manquent et ceux auxquels il faudrait se fier ?
Confiance et langage, véritables garants du lien social, sont nécessaires à la construction de chaque individu, de chaque relation, de chaque culture. Aujourd’hui, à l’heure de profondes mutations économiques, politiques et culturelles, cet ouvrage permet de réinterroger le lien entre confiance et langage à travers une approche pluridisciplinaire.
Psychologues, psychanalystes, linguistes, historiens, juristes mènent une passionnante réflexion autour de plusieurs thématiques : la parole au quotidien, la parole en thérapie, la confiance dans le récit autobiographique, la culture comme espace symbolique, la confiance dans les discours publics…
Confiance, méfiance, manipulations, trahison… cet ouvrage ouvre de nouvelles perspectives en sciences humaines et littérature sur la question de la confiance dans son interaction avec le langage. Une réflexion au cœur de l’actualité.
Avec les contributions de
Éliane Allouch, Janine Altounian, Nicolas Ballier, Éric Bidaud, Steve Bueno, Jean-François Chiantaretto, Christine Delory-Momberger, MBaye Diouf, Bernard Edelman, Khadiyatoulah Fall, Marie-Claude Fourment-Aptekman, Louise Grenier, Simon Harel, Hakima Megherbi, Jean-Noël Pelen, Jean-Pierre Pinel, Annette Wieviorka.
220 pages.

268 pages.
Commentaire:
J’ai eu très un grand intérêt à le lire, à en relire à plusieurs reprises certains chapitres tant il foisonne de questions. Les idées que tu y développes, les champs de réflexion que tu ouvres mettent la pensée au travail et requièrent qu’on entre activement dans sa lecture. Il témoigne non seulement de l’importance que la psychanalyse doit accorder à l’actualité de son époque, mais il pose de façon encore plus radicale la nécessité de la resituer dans le champ du politique dans la mesure où cette question la concerne au plus haut point dans son éthique et dans l’exercice même de sa pratique.
Il y a une dizaine d’années, dans ton ouvrage précédent Au-delà du Malaise, psychanalyse et barbaries, tu posais comme une urgence la nécessité de réévaluer la nature des souffrances psychiques infligées à l’individu telles que Freud les avait définies en 1930 comme étant le prix à payer au progrès de la civilisation. Tu questionnais la validité et la pertinence d’une telle référence notionnelle pour le sujet humain contemporain, alors que le psychanalyste est le témoin et se fait le traducteur des traces indicibles et durables laissées par les expériences historiques comparables à nulle autre que furent Auschwitz et Hiroshima. La réponse que tu apportais était sans ambiguïté : depuis qu’une histoire traumatique collective sans précédent a infligé à l’humanité la blessure narcissique d’une régression éthique généralisée battant en brèche une supposée victoire de la kulturarbeit sur les forces de destruction, l’hypothèse freudienne d’un « surmoi de la collectivité civilisée », d’un surmoi culturel en surplomb se donnant comme idéal la relation unissant les hommes entre eux, s’est éprouvée dans sa caducité. Tu suggérais que dans sa visée de progrès culturel hégémonique, cette « tentative thérapeutique » pour extraire l’individu de son isolement et de ses aspirations égoïstes ne pouvait plus avoir cours et que l’aune à laquelle devait se mesurer maintenant l’humanité, en tant que lien entre les hommes, relevait plutôt d’une expérience singulière, celle « que chacun est amené à faire dans son rapport à l’autre comme prochain, dans sa façon de répondre de soi et de l’autre, dans le sens d’une responsabilité sans métaphysique.»
C’est donc dans cette perspective, celle du soin responsable à l’autre, que dans ton premier ouvrage tu envisageais l’éthique de la pratique de la psychanalyse. Cette préoccupation ne t’a pas quitté, mais tu la déclines à nouveaux frais dans un contexte où la « la jouissance du pire prend la forme d’une passion cruelle qui se déchaîne partout où il lui est possible d’exercer son pouvoir de négation de l’humain. »
Le questionnement du psychanalyste s’est déplacé. Aujourd’hui ce qui fait l’objet de ton inquiétude et de ton interpellation, ce sont les conditions contemporaines faites à l’homme au sein de nos sociétés démocratiques.
Tu désignes exemplairement les effets thanatogènes d’une culture techno-scientifiques fascinée par ses avancées et de plus en plus déconnectée des réalités du monde sensible. Dans l’incapacité, qui est devenue la sienne, de se mettre à la place de l’autre, elle n’est plus à même de porter un jugement sur l’ampleur et les conséquences de ses découvertes et, de ce fait, elle refoule l’humain à la marge. Tu penses tout aussi déshumanisant l’expansionnisme illimité d’une mondialisation marchande qui ne cesse d’augmenter la part de ceux qu’elle exclut et fabrique un nouveau modèle d’individu, « l’homme jetable ».
Mais ce pire actuel que tu dénonce dans le registre du collectif, tu en relèves aussi les traces dans les nouvelles formes de détresse psychique qu’observe le psychanalyste dans l’exercice de sa pratique. L’aliénation désubjectivante à la technologie du besoin, les différentes formes que prend la recherche de l’oubli de soi pour ne pas penser, la dissolution généralisée du lien social supplanté par son fantôme : le lien solitaire et virtuel à l’autre, sont autant d’avatars de cette clinique de « la vie nue », qu’elle prenne la forme d’effondrements narcissiques, de conduites addictives, d’un pulsionnel désolé ou en panne, ou d’une spirale auto-destructive catastrophique. A la première lecture, j’ai trouvé que ta vision s’était encore assombrie par rapport à ton ouvrage précédent et que le pessimisme qui se dégageait de ton livre excédait largement celui de Freud qui déjà ne nous a pas donné beaucoup de raisons d’espérer ni de la sagesse et de tempérance des Etats, ni de la solidité des remparts édifiés par la civilisation contre la rage auto et hétéro-dévastatrice d’un pulsionnel toujours plus expansionniste et ravageur, ni du bien-fondé de l’altruisme individuel ou étatique. Bref, j’ai d’abord pensé que tu forçais le trait quant à l’irrésistible attraction de notre humanité pour une involution négative supposée sans limites. Et puis, en te relisant à plusieurs reprises, je me suis rendue compte que, sans doute, sans cette intensification, sans la dramatisation qui sous-tend ton propos, ton interpellation aurait peut-être manqué son but essentiel.
Car, si je t’ai bien compris, il y a quelque chose que nous ne voulons pas voir, ou bien que nous savons « oui, mais quand même », quelque chose qui nous poursuit pourtant depuis que nous avons perdu notre innocence pré-Shoah, pré-atomique… En déroulant le fil de la logique du pire, ton propos rencontre et reprend sur un autre registre la question que posait déjà en 1956 Günther Anders à propos de l’anéantissement d’Hiroshima et de Nagasaki par le feu nucléaire, dans un livre passé relativement inaperçu à l’époque, L’Obsolescence de l’homme. Au nom de quel aveuglement, demandait-il, ne voyons-nous pas là le mal moral qui a été fait à l’homme ? Autrefois, en effet, les mythes définissaient les bornes indiquant à l’homme jusqu’où ne pas aller trop loin. Et si s’en affranchir déclenchait la colère des dieux, Némésis était alors chargée par eux d’appliquer la sanction. C’était du moins ce que les Grecs, en leur sagesse, nous avaient enseigné. Or, poursuivant son propos, Anders insistait : rien de tel n’est venu tempérer le penchant prométhéen des inventeurs de moyens de destruction massive. Qui plus est la possession du feu nucléaire a imposé le principe de « qui veut les moyens veut la fin ». L’humanité, prophétisait-il alors, devenue capable de se détruire elle-même ne renoncera plus jamais à cette toute-puissance négative.
C’est à partir de là, me semble-t-il que tu te saisis du fil au point où Anders l’a laissé. Pour toi, Ghyslain, les effets délétères d’une culture techniciste au service d’une thanato-politique n’ont en rien perdu de leur actualité. Hiroshima, mais aussi Auschwitz, ne désignent plus seulement des lieux. Ce sont, dis-tu, « des Noms (…) qui dévoilent les potentialités d’une jouissance auto-exterminatrice de l’espèce humaine ». Non seulement le déclenchement du feu nucléaire a rompu le pacte signé entre la morale et la vocation du progrès d’être nécessairement orienté vers le bien de l’humanité, mais il a eu valeur d’événement majeur au sens où Derrida l’entendait, c’est-à-dire comme un acte qui place sous la terreur non seulement le passé mais aussi l’avenir. La déflagration atomique aura eu cette double valence négative : représenter d’une part le meurtre inaugural de l’humanité et, avec la potentialité de sa disparition totale, rendre imaginable la volatilisation de tout témoignage que la vie humaine sur cette terre ait pu exister. Qui plus est, en promouvant la notion de guerre « juste », en subvertissant le commandement moral de l’amour du prochain, elle a donné aux conflits présents et à venir le droit de tuer en l’absence de toute haine justificatrice, sous couvert d’alibis historiques, politiques, juridiques ou scientifiques.
L’événement Hiroshima, comparable à nul autre, a franchi des seuils indépassables et creusé une insondable béance dans notre activité de représentation. Lacan, naguère, comme tu le soulignes, n’identifiait-il pas à das Ding, la « Chose », « l’ombre d’une certaine arme incroyable, qui maniée sous notre regard d’une façon vraiment digne des muses…pourrait mettre en cause la planète elle-même comme support de l’humanité »… Plus que la perspective de la mort elle-même, cette « Chose » impensable, non métabolisable, non investissable pour la psyché serait la promesse de l’évaporation de l’espèce, et avec elle, la destruction du fantasme de notre immortalité ou de ce qui la symbolise, la dissolution du lien des hommes entre eux. Ainsi deviendrait obsolète l’espoir exprimé par Freud dans le texte que tu cites, Ephémère destinée, selon lequel l’individu, même placé dans des situations de désolation extrême, puisse puiser dans l’assurance du renouvellement de toute chose une protection a minima de son fonds narcissique. On se souvient qu’à l’aube de la première grande catastrophe du XXème siècle, Freud, dans cet article, veut croire qu’en dépit des malheurs causés par la guerre, qu’en dépit de la perte des illusions sur les acquis de la civilisation, ce qui aura été détruit sera reconstruit « peut-être sur une base plus solide et plus durablement qu’auparavant ». Pourquoi, interroge-t-il, devrions-nous cesser d’investir de nouveaux objets parce que tout ce qui à nos yeux étaient des biens se sont révélés caducs ? Pourtant, comme tu le soulignes, l’hypothèse de l’existence d’une pulsion de mort tapie en chacun d’entre nous, d’une pulsion détachée de toute visée érotique et objectale, œuvrant silencieusement pour le retour de tout ce qui vit à l’inorganique, est venue cinq ans plus tard tempérer ce bel optimisme. Je me suis demandé, en te lisant, dans quelle mesure cette perception d’une humanité potentiellement réduite à la vie nue, c’est-à-dire à son état purement biologique, maintenue dans l’attente anxieuse de sa possible disparition en tant qu’espèce, ne rappelait pas, dans son contenu, certains discours apocalyptiques ou messianiques qui ont pu s’exprimer en d’autres temps… Est-ce que l’homme confronté à des désastres insensés et à l’angoisse du pire à venir n’a pas toujours eu besoin, quelles que soient les époques et les civilisations, de se forger un discours sur les fins dernières de l’humanité ? Et de se poser de cette manière la question de sa relation subjective à la mort ?
Or si, jadis, les discours sur la fin des temps conjuraient l’angoisse dont ils étaient porteurs par la promesse consolatrice de l’instauration d’un monde meilleur dans un ailleurs radieux, à quelles ressources psychiques l’homme désolé, l’homme réduit à sa dimension purement biologique, l’homme jetable de la société marchande d’aujourd’hui peut-il avoir recours, ici et maintenant, si l’idée même de catastrophe rédemptrice disparaît, si un pessimisme historique sans projet, sans idéaux, sans avenir devait s’imposer à la place ? Sur quels fondements pourraient alors émerger de nouvelles valeurs civilisatrices, se reconstruire un narcissisme collectif fracassé, naître une fraternité réconciliée ?
Chaque avancée du pire, chaque catastrophe frappant l’individu ou l’humanité dans son ensemble, n’est-elle pas, par principe, un événement absolu dans la catégorie où elle se joue : l’urgence pour la psyché de ne pas sombrer dans ce qui se présente pour l’homme comme un effondrement narcissique plus effroyable encore que la perspective de sa mort elle-même : la dissolution de son lien d’appartenance à ses « frères humains » qui après nous vivent, tels que les invoquait un François Villon à la veille d’être pendu ? Autre époque… Je me suis posée cette question après avoir lu et relu ton livre : est-ce que tu envisages cette logique du pire comme un mal aux effets incalculables pour la vie psychique au sens où elle ébranlerait non seulement la garantie d’une protection vitale ou narcissique du sujet humain, mais sa possibilité même ? Autrement dit, est-ce que le pire aurait pour toi le statut d’un événement pur, intraitable par le travail de culture et que nulle transcendance collective ne pourrait prendre en charge ?
Tu nous laisserais sur cette question abyssale si, au regard de cette béance, tu n’évoquais à plusieurs reprises cette « créativité de survie » qui donne à l’homme sans recours, à l’individu « réduit à la vie nue » la possibilité de « continuer d’habiter le lieu même de l’inhabitable ». Je laisse pour terminer la parole à celui qui, revenu de l’inhabitable, témoigne ainsi : « L’horreur nous défit d’un coup de tous nos habits », raconte Aharon Appenfeld dans ce bouleversant recueil dans lequel il rassemble ses réflexions et ses impressions ancrées dans la cruauté et l’angoisse d’une enfance prise dans la Shoah, L’héritage nu … « Il n’y eut plus dans l’arène que l’individu tel qu’en lui-même, sans défense, sans choix, sans excuses ni justifications, ni possibilité d’appel à la clémence… » (…) « Le combat pour la survie était âpre et laid, mais l’impératif d’avoir à rester en vie à n’importe quel prix était bien autre chose que l’impératif de vivre. Il avait en lui quelque chose de l’esprit d’une mission. » Et puis ceci : « « J’hésite à le dire : nous avons ressenti l’horreur apocalyptique de la Shoah comme une expérience profondément religieuse. (…) Quand je parle d’expérience religieuse, je ne me réfère pas au champ abstrait de la théologie, mais avant tout à ce qui relie l’homme à son semblable et au monde matériel où il se trouve. La qualité du lien et de la relation qui s’instituèrent avec l’environnement et avec soi-même étaient nouvelles. Ce sont des expériences subtiles et fulgurantes, difficiles à exprimer et à définir (…) bien qu’elles aient été de pures étincelles de lumière dans le noir absolu. »
Nathalène Isnard-Davezac
texte présenté à la Société de Psychanalyse Freudienne, le 21 octobre 2010.
entre Patrick Cady & Ghyslain Lévy,
à propos de "L'ivresse du pire"
Cher Ghyslain,
L’immensité de ton « Ivresse du pire » m’a donné plus d’une fois le vertige pendant ma lecture, aussi vais-je tenter d’y aller à petits pas pour t’en faire part.
C’est pourtant des bottes de sept lieues qu’il faudrait chausser pour franchir le premier pas que tu imposes à ton lecteur quand tu déclares: « Ainsi, au nom de l’amour du prochain, le mal, ce que Jacques Derrida nomme cruauté, la pulsion cruelle se déchaîne en escalade du pire (...) » Dire le nom de ce philosophe ne diminue en rien le saut que tu demandes à ton lecteur d’exécuter par dessus ce qui est peut-être l’enjeu vital d’une tentative de penser le mal. Il me semble qu’il faudrait rappeler que Freud stigmatise l’impératif « Aime ton prochain comme toi-même » en le qualifiant de chrétien, oubliant du même coup que ce même impératif est inscrit dans la loi juive, un oubli qui a la vie dure. Ce qui est chrétien, c’est la redéfinition du prochain. Sortons d’abord du contresens habituel : il n’a jamais été l’homme blessé, ni tout homme sur terre, il est celui qui éprouve de la compassion pour l’homme blessé, le soigne, l’aide et c’est ce qu’il est déjà dans la loi juive.
L’impossible qui provoquerait ce déchaînement, selon Freud, serait contenu dans le « comme toi-même », ce que précisément tu ne nommes pas; à quoi te réfères-tu alors dans ta déclaration? On dirait que tu exiges de ton lecteur l’adhésion à un dogme ou un axiome, mais lequel? Et tu redoubles l’épreuve que tu nous imposes quand tu ajoutes que cette cruauté se déchaîne jusque « dans les institutions d’une psychanalyse qui résiste à penser ce déchaînement lui-même », sans rien nous dévoiler de ce déchaînement. Pourtant, citant Micheline Enriquez, tu sembles proposer une idée novatrice du prochain comme inachèvement d’un travail d’approche sans fin de l’autre: « Chaque sujet n’a jamais terminé de s’approcher et de se déprendre de l’autre (...) ».
Citant Lacan, tu vas repasser plus loin par la question de l’amour, rappelant que « Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir », ce qui indique peut-être ce qui manque sur la question de l’amour, tant dans la pensée chrétienne que dans la pensée juive. Tu pointes un peu plus loin le désir d’être élu, mais sans le relier à cette question de l’amour et sans reprendre la critique freudienne du fantasme collectif d’élection.
Heureusement, dans la suite de ton livre, tu sembles t’être débarrassé de cette cruauté envers ton lecteur. Tu es même très vite consolateur pour le sculpteur que je suis puisque tu rappelles que même « les pierres parlent ». Tu es clair quand tu dénonces d’emblée l’impératif de jouissance des techno sciences, le refus de toute liberté psychique du côté des neuro-sciences et que tu revendiques de penser à contre-courant du bien-pensant psychanalytique. Même si tu n’évoques pas dans ton livre la question du métissage culturel, notamment celui judéo-chrétien qui fonde la culture occidentale, métissage qui peut parfois provoquer ce que tu appelles « un exil intra-culturel », tu fais appel aux « altérités créatrices ». Même si je ne suis pas sûr que Derrida y ai renoncé, tu dénonces très pertinemment aussi une position de surplomb vis à vis de la psychanalyse. Mais très vite, tu laisses entrevoir autre chose qu’un discours dénonciateur en terminant ton introduction avec « l’espoir d’une guérison de l’humain », faisant ainsi écho dès le départ de ta pensée à celle de Nathalie Zaltzman avec ce mot psychanalytiquement tabou de guérison.
Tu commences superbement ton chapitre deux avec « La cité des femmes » de Fellini en évoquant un rêver ensemble comme reviviscence d’un moi collectif primitif. De là, tu nous fais sentir le contraste avec la solitude mortelle de Narcisse, mais en passant je me demande pourquoi tu dis que « la surface de l’onde ne constitue aucune surface réfléchissante » puisque le piège où tombe Narcisse est bien celui de son reflet à la surface de la rivière dont sa mère est la nymphe selon Ovide, à moins de prendre en compte une autre tradition qui en fait le fils de Séléné qui plongea le berger Endymion dans un sommeil éternel pour qu’il conserve sa beauté. Dans un cas comme dans l’autre Narcisse n’aurait pas échappé à l’emprise maternelle, figure du mal qu’on pourrait ajouter à côté des femmes vengeresses de la mythologie grecque dont tu montres si bien l’importance.
J’ai aimé comment, dans le troisième chapitre, tu redonnes sa force première à l’expression banalisée « tuer le temps » en regard de l’addiction au sommeil et de l’intolérable de l’attente. Dans le droit fil de l’autodestructivité, tu passes à la haine de soi, la mettant en lien avec la honte de soi, ce qui me paraît là encore nouveau, Serge Tisseron, par exemple, dans son gros livre sur la honte ne supposant même pas un tel lien pourtant essentiel pour comprendre la dimension collective de la haine de soi. Tu désignes comme objet essentiel de cette honte l’animalité en nous des origines et ça me paraît tout à fait juste; cela pourrait inspirer tout un développement sur le rapport des différentes religions à cette animalité, le diable étant nommé aussi la Bête dans la Bible, si ma mémoire est bonne. Tu évoques alors le primat du visuel comme principe de culture qui se paye, pour Freud, d’un « refoulement organique » des autres sens, ce qui me pose la question suivante: pourquoi alors Freud, passionné d’art, est-il si persuadé que l’interdit de représentation est ce qui assure le triomphe de l’esprit? Tu te lances ensuite dans une hypothèse audacieuse -et j’aime cette audace- sur une origine phylogénétique de la haine de soi qui viendrait de l’échec du refoulement d’un originaire pré-culturel; il serait intéressant de chercher si là où la religion a perdu son emprise qui maintenait vaille que vaille ce refoulement, la haine de soi a flambé de plus belle ou au contraire s‘est affaiblie, ce qui questionnerait autrement ce refoulement comme source de cette haine. Je me demande du même pas ce qu’il en est de cette haine de soi dans la culture animiste qui, elle, entretient la reconnaissance et l’intégration de l’animalité dans l’humain. Dans ton passage de l’animal au minéral, je suis touché de ton idée de « la pierre qui témoigne » et cette très belle présence de la pierre à différents endroits de ton livre me fait mieux comprendre le regard si sensible que tu donnes à mes sculptures et je vais m‘empresser de lire « Les pierres » de Hikaru Okuisumi que tu cites.
On arrive ainsi au livre II au titre si étrange: « L’évaporation de l’homme », étrangeté due peut-être en partie au fait qu’il rappelle le processus chimique dit de sublimation. Tu dis : « Il n’y a pas de travail de deuil possible quand le traumatisme ne constitue que l’événement avant-coureur du pire à venir(...) », ce qui est très juste, mais quand tu ajoutes un peu plus loin « Vivre en permanence dans la conscience de sa propre mort est sans doute ce qui rend fou », j’hésite à te suivre: quand tu affirmes que l’événement de Hiroshima met fin à la croyance en l’immortalité de l’espèce humaine, fragilisant ainsi la fondation narcissique par identification à l’espèce, tu sembles supposer un rapport à cet événement hors de toute la vie inconsciente faite de défense vis à vis de notre mortalité et si tu as raison, si vraiment peut se former en nous une conscience de la fin imprévisible mais possiblement proche de l’humanité, un effondrement narcissique tel que tu l’envisages a dû se produire et laisser des traces avec la répétition traumatique des grandes pestes qui ont failli exterminer les peuples de l’Europe. Or, si on prend une éponge de son temps comme Montaigne, on trouverait difficilement une trace d’un tel effondrement et quand il rend compte de la rencontre avec ceux que tout le monde appelle des « Sauvages», il les reconnaît dans une commune appartenance à l’espèce humaine. De plus, si l’on tient compte de la mémoire phylogénétique en nous, mémoire faite essentiellement des expériences répétées de survie, peut-on imaginer qu’un événement traumatique comme la répétition de Hiroshima par Nagasaki l’efface ou la neutralise au point de rendre mortifère l’identification à l’espèce? Enfin, comment expliquer dans ton hypothèse que le monothéisme, rompant avec le temps circulaire de l’animisme, ait conçu une mort de l’humanité sans mettre fin à l’espérance de ses fidèles? L’Apocalypse selon Saint Jean raconte une destruction un peu moins rapide que celle que produirait une guerre atomique, mais tout aussi terrifiante et totale. En outre, le roman « La route » par lequel tu illustres ton propos est une histoire de survie, au-delà de l’anéantissement, tout comme ton livre dans le fond; « L‘ivresse du pire », c‘est peut-être ta « route », penser psychanalytiquement avec Derrida après que celui-ci, notamment dans sa conversation avec Roudinesco, eût invalidé la quasi totalité de la théorie freudienne, ne laissant à la psychanalyse qu’un statut de démarche thérapeutique; c’est peut-être une façon de « penser avec le mal » pour reprendre une de tes fortes expressions avec laquelle tu termines presque ton livre, le mal n’étant pas le travail du philosophe mais la réaction auto-immune qui s’est déclenchée plus ou moins violemment chez les psychanalystes pour qui Derrida est une source d’inspiration.
Dans ta conclusion, là où tant d’auteurs ne font que résumer leur livre, tu avances encore une idée forte et originale selon laquelle Freud prend le parti de l’espèce en soutenant « un narcissisme chevillé à l’espèce » par « l’identification primordiale à la nature, c’est à dire, -et là tu cites Freud- au Moi-tout illimité du début ». Ca m’a fait retourner au titre du livre qui s’est imposé à toi une fois le manuscrit terminé, m’as-tu confié et, ma pensée veut suivre la tienne au point de n’en venir à ce titre qu’à la fin de ma lecture. Tu ne reviens pas sur cette métaphore de l’ivresse et je me demande si la célèbre « ivresse dionysiaque » de Nietzsche a pu te mener à ce choix sur le mode de la cryptomnésie. En effet, le philosophe, dont Freud disait qu’il avait déjà tout deviné de la vie inconsciente, dit de cette ivresse qu’elle « abolit la subjectivité jusqu’au plus total oubli de soi », ajoutant que « saisi de cette ivresse, l’homme devient l’être-un comme génie de l’espèce, l’un-originaire », affirmant aussi que cette ivresse amène à un « sentiment d’unité embrassant la nécessité de la création et celle de la destruction ».
Du côté du pire, j’ai été frappé que ton dernier chapitre s’intitule « Penser avec le mal » et non « Penser avec le pire » ; je me suis d’abord dit que le travail de pensée vise à ramener l’imprévisible au prévisible et que finalement le pire n’avait pas tenu, déconstruit par ta pensée qui nous ramenait ainsi au mal, me le disant autrement : pour combattre le pire, la nécessité de penser avec le mal s’était imposée à toi. Ca m’a renvoyé à l’Histoire des religions où le passage du polythéisme au monothéisme est précisément un travail de pensée qui vise à soumettre l’imprévisible –le caprice des dieux, comme on dit, d’où l’importance des devins- au prévisible, un contrat avec un dieu unique, une alliance qui se fonde par l’instauration d’une loi –Les commandements- par laquelle le dieu renonce à déchaîner sa violence tant que la loi est respectée et une sorte de jurisprudence qui se dégage, d’abord au fil de l’Histoire biblique.
L’humanité monothéiste est donc ainsi passée du pire au mal, passage que refait le bébé humain faisant peu à peu l’apprentissage des lois régissant les réactions psychiques de ses parents à son égard. Ce mouvement de révolte créant un rapport au divin qui est respect de la Loi et non plus soumission à l’arbitraire d’une tyrannie a-t-il abouti à une mise en question de l’existence de tout dieu jugée inconciliable avec l’existence du mal ? L’athéisme comme réponse à une telle question nous demanderait-il d’assumer un retour à la confrontation avec l’imprévisible, inscrivant l’évolution du religieux dans une circularité bien nietzschéenne? Répondre à ces questions à l’aulne de la clinique demanderait un autre livre qui n’était pas dans ton projet. Comment penser alors l’ivresse du pire ? Signifie-t-elle que la pulsion de vie cherche une issue à l’écrasante et morne répétition du même, qui est un des enjeux fondamentaux de la psychanalyse, que cette compulsion soit renforcée ou non par cette figure du mal qu’on appelle un traumatisme ? Le pire trouverait sa source dans ce qui du trauma aurait échappé à sa répétition compulsive et à toute élaboration, continuant de produire une menace énigmatique. L’ivresse se différencierait de la jouissance –voire même s’y opposerait- en ce qu’elle serait un abandon, une perte de soi toujours déjà là et qui ne ferait que relancer la pulsion au lieu de la satisfaire. L’ivresse du pire pourrait-elle représenter une dérive de la pulsion anarchiste ? Cette dérive pourrait-elle être produite par la haine de soi, même si l’image de l’ivresse va mal avec cette haine ? On pense à la jouissance masochiste, mais l’imprévisible du pire est tout le contraire de l’immuabilité du scénario pervers. On pourrait davantage évoquer, suite à une défaillance des mécanismes identificatoires oedipiens défaillants, la nécessité de réveiller l’identification à l’espèce par des expériences ou des fantasmatisations toujours plus extrêmes de la survie. Décidément, la force d’attraction de ton titre est celle de l’énigme. Comment à telle enseigne te lire avec modération ?
Et tu termines ta conclusion avec une remarque qui ne s’oublie pas: « si les nazis avaient un tel besoin de déshumaniser leurs victimes (...), n’était-ce pas pour repousser au plus loin toute parenté humaine avec ces corps de chair (...) ». Enfin, si le lecteur doutait encore de ta capacité à espérer et à penser, ce qui n’est qu’une seule et même chose comme tu le montres en parlant de l‘incapacité à attendre dans le chapitre « Tuer le temps », tu intitules l’épilogue de ton livre « Survivre à la survie ». Et c’est, subtilement, à Jean Amery que tu empruntes les derniers mots de ton magnifique « roman psychanalytique », mots que je ne peux que faire miens à mon tour pour souligner l’inachèvement de ma lecture de ton livre : « Je n’étais pas au clair lorsque j’ai rédigé cet essai. Je ne le suis toujours pas et j’espère ne jamais l’être. La clarification serait synonyme d’affaire classée (...). C’est exactement cela que ce livre veut empêcher. Rien n’est résolu. »
Réponse de Ghyslain Lévy à Patrick Cady.
Cher Patrick,
« Le chemin de l’autre a toujours été pour moi très long... » écrit F.Kafka. Une telle altérité oeuvrant dans « le prochain » ne veut pas dire que les lointains de l’autre me sont étrangers. Ils me seraient même plutôt intimes, au plus près. Que l’on puisse chercher à réduire la menace d’une telle altérité intime en la localisant à un « prochain » qui, comme Freud le suggère, représente par excellence « mon ennemi », est chose particulièrement partagée.
Cette altérité intime du prochain, le Talmud, comme tu ouvres la voie, en suggère la place en la figure du voisin interne. Cette place du voisin, chacun en recevrait l’héritage, dés la naissance, une place toujours libre, un espace interne « à côté », un lieu intérieur toujours disponible pour de l’autre, une offre d’hospitalité. Psyché est étendue à l’autre, offerte à de l’autre. Même question : à quoi le prochain ressemble-t-il ? À quel visage ? Ou plutôt à quelle absence de visage ressemble-t-il ? À partir de quelle étrangeté vient-il me dévisager, me rendre à ce point autre ?
Pourquoi l’amour du prochain m’est-il si cruel ? Puisque tu m’en donnes l’occasion, cher Patrick, je voudrais en profiter pour pousser un peu plus loin la question. Ici nous nous sommes déjà bien éloignés de la position freudienne, pour laquelle le prochain a déjà pris une consistance telle que celui-ci ne fait plus ou pas partie « des miens », de « mes proches », de ceux que mon narcissisme a élu comme dignes de mon amour. Le prochain est désormais un voisin qui a pris le visage de l’étranger, et à ce titre la morale dite civilisée me contraint cruellement de l’aimer. Autre forme de la politique de la dissuasion : ne suis-je pas moi-même « le prochain » de celui qui réagira de la même façon que moi, dans l’affrontement des egos narcissiques ?
Oui, je crois que nous nous sommes déjà nettement éloignés de cette position de Freud quand nous nous avançons du côté de cette altérité intime que « le prochain » vient dévisager en moi, non plus la présence d’un prochain insupportable parce que différent et me renvoyant à la menace qu’il ferait peser sur ma totalité narcissique, mais une présence trop proche du prochain. Pourquoi cet amour du prochain m’est-il si cruel ? Peut-être que « le prochain » ne fait pas partie de « mes proches » parce qu’il serait trop proche, qu’il m’est insupportable à moi-même. L’amour du prochain m’est cruel du fait de cette part commune que je hais, cette « chair » qui nous est commune et qui ne peut que me renvoyer à cette haine de soi, à cette volonté de m’auto-anéantir qui est mon « propre ». L’amour du prochain m’est cruel non pas parce qu’il me renvoie à ma revendication de Narcisse, comme le suggère Freud, mais parce qu’il relancerait le désir de non-désir qui œuvre au cœur de mon amour-propre. C’est cette « chair » de la haine de soi qui nous est commune, et c’est celle qui fut « sacrifiée » dans la chair de l’Homme crucifié, comme dans la chair des juifs exterminés dans les camps de la mort, sous les figures de l’Autre radical et radicalement étranger.
Alors oui, il y a une certaine cruauté que je partage ici avec toi et probablement avec le lecteur qui a ta perspicacité. Mais faisons un pas de plus pour nous retrouver au bord de la source où Narcisse se meurt d’épuisement, d’anorexie et d’insomnie. Il me semble en effet que le mythe interprété par Ovide renvoie plus à cette mort par épuisement qu’à la chute de Narcisse dans son propre reflet. Car ce qui s’effondre dans le piège narcissique, c’est bien la fonction du miroir interne à constituer un regard dans lequel le moi à la fois s’aliène, mais se rassemble en même temps. C’est bien pourquoi Narcisse n’en finit pas d’aller y chercher une image qu’il ne trouve jamais. C’est aussi ce que je voulais dire en proposant une autre interprétation du mythe : l’effondrement de la fonction spéculaire de la surface réfléchissante devient œil troué où Narcisse insomniaque se perd, bouche dévorante dans laquelle l’anorexique tombe. Oui, en effet, comme tu le soulignes, le rendez-vous avec l’emprise maternelle est inévitable, sous le masque funéraire de la beauté éternelle du Narcisse. Cette minéralité du beau, sous le regard interne d’une Gorgô pétrifiante, tu l’explores magnifiquement dans tes sculptures. Ne serait-ce pas une belle question à proposer pour une réflexion partagée avec d’autres, et ce en débat avec Freud pour qui la psychanalyse n’aurait rien à dire du beau ?
Mais c’était là une parenthèse… Pour revenir à ton pas suivant qui d’ailleurs n’est pas si éloigné puisqu’il s’agit du visuel, de ce primat du visuel sous lequel Freud place le principe de culture, comme il aura précédemment placé la question de la différence des sexes et de la féminité : le primat du visuel y rencontre le primat phallique sous le signe duquel s’organise la différence sexuelle. Question que nous ne pouvons pas ne pas ouvrir à notre tour, qui ferait d’un principe de culture étayé sur le primat du visuel le prolongement du phallocentrisme de la théorie freudienne de la sexualité. Autrement dit que penser d’un principe de culture qui vienne reconduire la souveraineté d’une théorie phallique de la sexualité humaine ? Question ouverte à d’autres débats… Question pour laquelle j’ai néanmoins suggéré quelques pistes, comme tu le rappelles, à propos du refoulement d’un originaire pré-culturel portant sur l’olfactivité et ce qui, du côté de l’analité, renvoie à une destructivité pulsionnelle et à ses destins auto-destructeurs, à travers la honte et la haine de soi. Quelles relations un tel refoulement dit organique entretient-il avec ce que Freud désignait comme masochisme féminin ? C’est un prolongement que je te proposerais volontiers, cher Patrick pour de futurs échanges…
Mais pour l’instant allons un peu plus loin dans ta lecture. Comment vivre en permanence dans la conscience de sa propre mort, quand l’environnement se trouve lui-même saturé de mort ? Ce que tu relèves là avec le foisonnement de tes interrogations, m’amène à revenir sur les conditions de refoulement de « l’originaire » ( je m’explique sur les raisons de ces guillemets) à partir des situations où le réel catastrophique tant individuel que collectif rend caduques ces conditions. C’est d’ailleurs ce qui nous amène, bien souvent, dans notre clinique, à constater que le travail psychique dans la cure ne relève pas, prioritairement, d’une levée des refoulements secondaires, comme il est classique de le considérer, mais comme constructions préalables de refoulements jusque là totalement défaillants. En d’autres termes il s’agit d’un travail de psychisation en après-coup d’évènements encore non arrivés du point de vue de la réalité psychique inconsciente. La fonction discriminante des refoulements fabriquant de « l’originaire » est toujours en devenir. Et à ce titre certains évènements privés mais aussi collectifs nous laissent dans un hors-temps, hors-langue, hors –sens qui sidèrent et qui rendent fous. C’est dans ce sens que j’ai pu écrire qu’habiter un monde et un corps en permanente menace de disparition imminente est rigoureusement invivable, au sens où c’est là une réalité qui ne peut donner lieu à aucune archivation inconsciente de ses traces.
J’ai bien conscience de ne pas répondre ici à la multiplicité de tes interrogations et en même temps j’ai conscience qu ‘elles m’ouvrent des possibilités nouvelles. Oui, pourquoi « penser avec le mal » et non pas « penser avec le pire » ? Je te suivrais volontiers dans les hypothèses que tu me proposes, quant à ce titre qui en effet est venu s’imposer à moi, en toute fin de l’écriture de mon livre. Il y a bien dans « L ‘ivresse » quelque chose d’une déprise, d’un désaisissement qui s’oppose à la maîtrise objectivante de la jouissance, même si la jouissance rejoint aussi l’ivresse en ce qu’elle outrepasse les intérêts du moi en sa conservation, dans un déchaînement sans frein de sa destructivité. Quant au « pire », vient-il, comme tu le suggères, menacer « le mal », en constituer la surenchère énigmatique du côté d’un imprévisible qui échappe à toutes les catégories morales et philosophiques qui encadrent habituellement « le mal » ? Décidemment pour moi aussi, cher Patrick, la force d’attraction de mon titre est celle de l’énigme… En tout cas, comme tu le dis si bien, « L’ivresse du pire » est aussi « ma route », mais je sais aujourd’hui que je n’y suis pas à l’évidence sans compagnon.

Le dossier développé dans ce numéro rassemble quelques réflexions et questions ayant fait l’objet de dé-bats en 2007, suite à l’ouverture, durant plusieurs années, par Jean-François Chiantaretto et Nathalène Isnard d’un groupe de travail autour du thème « La psychanalyse questionnée par la Bible ». Ce n’est pas la première fois que les psychanalystes interrogent les textes bibliques : il existe en effet déjà de riches et nombreux écrits qui travaillent ainsi à les explorer d’un point de vue psychanalytique. Freud lui-même, de par sa propre connaissance biblique et sa culture judaïque, a développé tout un pan de ses travaux (L’homme Moïse et la religion monothéiste) en prenant en compte cet éclairage. La Bible s’occupe aussi, sous un certain angle, des premières interrogations et réponses de l’enfance et de l’humanité sur l’origine, la fin, la naissance, les angoisses, les croyances et les conflits. Les travaux présentés ici envisagent d’aborder et d’entrecroiser des questions habitant la clinique psychanalytique, et qu’on peut découvrir travaillées au cœur de quelques textes de la Genèse. Rencontres et cheminements d’une genèse de la pensée humaine ?
158 pages.

Les discours sur l’altérité sont de plus en plus présents dans les médias, souvent mêlés pour le meilleur ou pour le pire à des préoccupations concernant l’identité et la différence, individuelle ou collective (politique, culturelle, ethnique, religieuse, sexuelle, etc.). L’objectif de ce numéro est de redonner à l’idée d’altérité la fragilité qui la constitue, en interrogeant les conditions intrapsychiques de toute relation à autrui. L’altérité d’autrui ne peut être reconnue qu’à condition de trouver un lieu intérieur pour être ressentie, investie et discutée, au prix d’affronter l’ambivalence foncière liée au besoin de l’autre pour se sentir exister. Et il n’y a de parole adressée que portée et nourrie par le dialogue intérieur avec l’autre et ses différentes figures, bonnes ou mauvaises, nouvelles et anciennes, actualisées ou inchangées. Les textes ici présentés proposent une approche plurielle de la question, associant psychopathologie et culture.
176 pages.

Où un être humain puise-t-il la force d'affronter ce qui peut le détruire dans sa personne, son identité ou sa culture ? Comment réussit-on à survivre à la solitude, la détresse, la menace de mort ? Journal, autobiographie ou témoignage, les oeuvres d'Anne Frank, Amadou Hampâté Bâ, Claude Vigée et Primo Levi sont autant de lieux de survie : à la clandestinité pour Anne Frank ; à la disparition de sa culture d'origine, orale et nomade, pour le Peul Amadou Hampâté Bâ ; à l'extermination par les nazis de sa famille et de sa communauté, juive alsacienne, et à l'exil pour Claude Vigée ; au camp d'Auschwitz pour Primo Levi. Dans l'oeuvre de chacun se dévoile une figure commune, un semblable en soi auquel le Je s'adresse, un «témoin interne», qui leur permet de faire oeuvre de résistance intérieure. Anne Frank s'invente une amie, Kitty, à laquelle elle se confie. Pour sauver le passé de l'effacement, Claude Vigée et Amadou Hampâté Bâ convoquent les récits familiaux, les voix de leurs proches. Et Primo Levi témoigne de l'importance du dialogue intérieur, d'une relation à soi quand les nazis tentent d'abolir toute relation à autrui, de détruire en chacun le sentiment d'appartenance à l'espèce humaine. Mais ces figures exemplaires vont bien au-delà d'elles-mêmes : elles montrent que le dialogue intérieur avec le «témoin interne» est un enjeu psychique fondamental pour chacun, car c'est lui qui nous donne le sentiment d'exister et d'appartenir à l'espèce humaine. C'est ce que démontre avec beaucoup de profondeur et de sensibilité Jean-François Chiantaretto, qui formalise ainsi un nouveau concept.
179 pages.

Le modèle freudien de l'écriture de cas ici dégagé est porteur de la radicale spécificité du dispositif théorico-clinique de la cure, d'un dispositif supposant la psychanalyse en tant qu'elle est indissociablement une méthode d'investigation, une méthode thérapeutique et une théorie de l'inconscient. Ce modèle est à dégager comme tel à la fois en ce qu'il constitue l'enjeu premier de la responsabilité des analystes quant à l'héritage freudien et en ce qu'il donne à penser à l'ensemble de ceux qu'il faudrait nommer, au plus près de la terminologie freudienne, les cliniciens de l'âme. La succession est difficile. L'écriture freudienne de cas, écriture fondatrice s'il en est, constitue polir les héritiers un modèle impossible à reproduire : aucun analyste, même parmi ceux qui ont joué ou jouent un rôle fondateur, ne sera jamais en position d'écrire un cas pour créer et fonder la psychanalyse. Mais il n'y a d'écriture en prise avec la psychanalyse que dans et par la référence à ce modèle. C'est en cela qu'il semble nécessaire d'aborder ledit modèle sous l'angle précisément de l'écriture, de l'écriture comme processus et procédure.
95 pages.

Préface de CHANOIT P.F. - Première éditions 1988
124 pages.

