Livre
LÉVY G., L'ivresse du pire, Paris, Campagne Première, 2010

Les nouvelles formes du malaise contemporain dévoilent une perte globale du sens, en ces lieux où la jouissance du pire signe la force d'une pulsion de cruauté qui se déchaîne partout où il est possible d'exercer son pouvoir de négation de l'humain. L'ivresse du pire désigne cette surenchère sans frein à repousser toujours plus la limite, à gagner dans le progrès de l'horreur, en s'engageant dans la spirale de la destruction et de l'auto-destruction, à s'abolir tout en « zappant les autres ». À partir de la clinique actuelle et la haine du sujet dont celle-ci témoigne, il s'agit ici de rappeler en quoi l'ombre des catastrophes totalitaires du xxe siècle est tombée sur le moi individuel comme sur les conditions collectives faites aujourdhui à la vie psychique de l'ensemble humain. Dans un environnement dominé par la virtualisation de l'autre, quand il sagit de déformer la perception de la réalité pour la rendre encore supportable, demeure-t-il un reste indestructible de l'homme dans l'homme qui puisse résister à ce « rien de pire » ?
268 pages.
Commentaire:
Le pire : Figure ultime de la jouissance
Avant de commencer, je veux d’abord remercier la SPF, pour son accueil et te remercier aussi, Ghyslain, de m’avoir demandé de participer à la discussion de ton livre, L’ivresse du pire. Je n’oublie pas que notre amicale complicité de travail s’est nouée autour de Nathalie Zaltzman et que ton ouvrage se situe dans la continuité et le prolongement de sa pensée et de son inlassable interrogation sur l’énigme du mal.
J’ai eu très un grand intérêt à le lire, à en relire à plusieurs reprises certains chapitres tant il foisonne de questions. Les idées que tu y développes, les champs de réflexion que tu ouvres mettent la pensée au travail et requièrent qu’on entre activement dans sa lecture. Il témoigne non seulement de l’importance que la psychanalyse doit accorder à l’actualité de son époque, mais il pose de façon encore plus radicale la nécessité de la resituer dans le champ du politique dans la mesure où cette question la concerne au plus haut point dans son éthique et dans l’exercice même de sa pratique.
Il y a une dizaine d’années, dans ton ouvrage précédent Au-delà du Malaise, psychanalyse et barbaries, tu posais comme une urgence la nécessité de réévaluer la nature des souffrances psychiques infligées à l’individu telles que Freud les avait définies en 1930 comme étant le prix à payer au progrès de la civilisation. Tu questionnais la validité et la pertinence d’une telle référence notionnelle pour le sujet humain contemporain, alors que le psychanalyste est le témoin et se fait le traducteur des traces indicibles et durables laissées par les expériences historiques comparables à nulle autre que furent Auschwitz et Hiroshima. La réponse que tu apportais était sans ambiguïté : depuis qu’une histoire traumatique collective sans précédent a infligé à l’humanité la blessure narcissique d’une régression éthique généralisée battant en brèche une supposée victoire de la kulturarbeit sur les forces de destruction, l’hypothèse freudienne d’un « surmoi de la collectivité civilisée », d’un surmoi culturel en surplomb se donnant comme idéal la relation unissant les hommes entre eux, s’est éprouvée dans sa caducité. Tu suggérais que dans sa visée de progrès culturel hégémonique, cette « tentative thérapeutique » pour extraire l’individu de son isolement et de ses aspirations égoïstes ne pouvait plus avoir cours et que l’aune à laquelle devait se mesurer maintenant l’humanité, en tant que lien entre les hommes, relevait plutôt d’une expérience singulière, celle « que chacun est amené à faire dans son rapport à l’autre comme prochain, dans sa façon de répondre de soi et de l’autre, dans le sens d’une responsabilité sans métaphysique.»
C’est donc dans cette perspective, celle du soin responsable à l’autre, que dans ton premier ouvrage tu envisageais l’éthique de la pratique de la psychanalyse. Cette préoccupation ne t’a pas quitté, mais tu la déclines à nouveaux frais dans un contexte où la « la jouissance du pire prend la forme d’une passion cruelle qui se déchaîne partout où il lui est possible d’exercer son pouvoir de négation de l’humain. »
Le questionnement du psychanalyste s’est déplacé. Aujourd’hui ce qui fait l’objet de ton inquiétude et de ton interpellation, ce sont les conditions contemporaines faites à l’homme au sein de nos sociétés démocratiques.
Tu désignes exemplairement les effets thanatogènes d’une culture techno-scientifiques fascinée par ses avancées et de plus en plus déconnectée des réalités du monde sensible. Dans l’incapacité, qui est devenue la sienne, de se mettre à la place de l’autre, elle n’est plus à même de porter un jugement sur l’ampleur et les conséquences de ses découvertes et, de ce fait, elle refoule l’humain à la marge. Tu penses tout aussi déshumanisant l’expansionnisme illimité d’une mondialisation marchande qui ne cesse d’augmenter la part de ceux qu’elle exclut et fabrique un nouveau modèle d’individu, « l’homme jetable ».
Mais ce pire actuel que tu dénonce dans le registre du collectif, tu en relèves aussi les traces dans les nouvelles formes de détresse psychique qu’observe le psychanalyste dans l’exercice de sa pratique. L’aliénation désubjectivante à la technologie du besoin, les différentes formes que prend la recherche de l’oubli de soi pour ne pas penser, la dissolution généralisée du lien social supplanté par son fantôme : le lien solitaire et virtuel à l’autre, sont autant d’avatars de cette clinique de « la vie nue », qu’elle prenne la forme d’effondrements narcissiques, de conduites addictives, d’un pulsionnel désolé ou en panne, ou d’une spirale auto-destructive catastrophique. A la première lecture, j’ai trouvé que ta vision s’était encore assombrie par rapport à ton ouvrage précédent et que le pessimisme qui se dégageait de ton livre excédait largement celui de Freud qui déjà ne nous a pas donné beaucoup de raisons d’espérer ni de la sagesse et de tempérance des Etats, ni de la solidité des remparts édifiés par la civilisation contre la rage auto et hétéro-dévastatrice d’un pulsionnel toujours plus expansionniste et ravageur, ni du bien-fondé de l’altruisme individuel ou étatique. Bref, j’ai d’abord pensé que tu forçais le trait quant à l’irrésistible attraction de notre humanité pour une involution négative supposée sans limites. Et puis, en te relisant à plusieurs reprises, je me suis rendue compte que, sans doute, sans cette intensification, sans la dramatisation qui sous-tend ton propos, ton interpellation aurait peut-être manqué son but essentiel.
Car, si je t’ai bien compris, il y a quelque chose que nous ne voulons pas voir, ou bien que nous savons « oui, mais quand même », quelque chose qui nous poursuit pourtant depuis que nous avons perdu notre innocence pré-Shoah, pré-atomique… En déroulant le fil de la logique du pire, ton propos rencontre et reprend sur un autre registre la question que posait déjà en 1956 Günther Anders à propos de l’anéantissement d’Hiroshima et de Nagasaki par le feu nucléaire, dans un livre passé relativement inaperçu à l’époque, L’Obsolescence de l’homme. Au nom de quel aveuglement, demandait-il, ne voyons-nous pas là le mal moral qui a été fait à l’homme ? Autrefois, en effet, les mythes définissaient les bornes indiquant à l’homme jusqu’où ne pas aller trop loin. Et si s’en affranchir déclenchait la colère des dieux, Némésis était alors chargée par eux d’appliquer la sanction. C’était du moins ce que les Grecs, en leur sagesse, nous avaient enseigné. Or, poursuivant son propos, Anders insistait : rien de tel n’est venu tempérer le penchant prométhéen des inventeurs de moyens de destruction massive. Qui plus est la possession du feu nucléaire a imposé le principe de « qui veut les moyens veut la fin ». L’humanité, prophétisait-il alors, devenue capable de se détruire elle-même ne renoncera plus jamais à cette toute-puissance négative.
C’est à partir de là, me semble-t-il que tu te saisis du fil au point où Anders l’a laissé. Pour toi, Ghyslain, les effets délétères d’une culture techniciste au service d’une thanato-politique n’ont en rien perdu de leur actualité. Hiroshima, mais aussi Auschwitz, ne désignent plus seulement des lieux. Ce sont, dis-tu, « des Noms (…) qui dévoilent les potentialités d’une jouissance auto-exterminatrice de l’espèce humaine ». Non seulement le déclenchement du feu nucléaire a rompu le pacte signé entre la morale et la vocation du progrès d’être nécessairement orienté vers le bien de l’humanité, mais il a eu valeur d’événement majeur au sens où Derrida l’entendait, c’est-à-dire comme un acte qui place sous la terreur non seulement le passé mais aussi l’avenir. La déflagration atomique aura eu cette double valence négative : représenter d’une part le meurtre inaugural de l’humanité et, avec la potentialité de sa disparition totale, rendre imaginable la volatilisation de tout témoignage que la vie humaine sur cette terre ait pu exister. Qui plus est, en promouvant la notion de guerre « juste », en subvertissant le commandement moral de l’amour du prochain, elle a donné aux conflits présents et à venir le droit de tuer en l’absence de toute haine justificatrice, sous couvert d’alibis historiques, politiques, juridiques ou scientifiques.
L’événement Hiroshima, comparable à nul autre, a franchi des seuils indépassables et creusé une insondable béance dans notre activité de représentation. Lacan, naguère, comme tu le soulignes, n’identifiait-il pas à das Ding, la « Chose », « l’ombre d’une certaine arme incroyable, qui maniée sous notre regard d’une façon vraiment digne des muses…pourrait mettre en cause la planète elle-même comme support de l’humanité »… Plus que la perspective de la mort elle-même, cette « Chose » impensable, non métabolisable, non investissable pour la psyché serait la promesse de l’évaporation de l’espèce, et avec elle, la destruction du fantasme de notre immortalité ou de ce qui la symbolise, la dissolution du lien des hommes entre eux. Ainsi deviendrait obsolète l’espoir exprimé par Freud dans le texte que tu cites, Ephémère destinée, selon lequel l’individu, même placé dans des situations de désolation extrême, puisse puiser dans l’assurance du renouvellement de toute chose une protection a minima de son fonds narcissique. On se souvient qu’à l’aube de la première grande catastrophe du XXème siècle, Freud, dans cet article, veut croire qu’en dépit des malheurs causés par la guerre, qu’en dépit de la perte des illusions sur les acquis de la civilisation, ce qui aura été détruit sera reconstruit « peut-être sur une base plus solide et plus durablement qu’auparavant ». Pourquoi, interroge-t-il, devrions-nous cesser d’investir de nouveaux objets parce que tout ce qui à nos yeux étaient des biens se sont révélés caducs ? Pourtant, comme tu le soulignes, l’hypothèse de l’existence d’une pulsion de mort tapie en chacun d’entre nous, d’une pulsion détachée de toute visée érotique et objectale, œuvrant silencieusement pour le retour de tout ce qui vit à l’inorganique, est venue cinq ans plus tard tempérer ce bel optimisme. Je me suis demandé, en te lisant, dans quelle mesure cette perception d’une humanité potentiellement réduite à la vie nue, c’est-à-dire à son état purement biologique, maintenue dans l’attente anxieuse de sa possible disparition en tant qu’espèce, ne rappelait pas, dans son contenu, certains discours apocalyptiques ou messianiques qui ont pu s’exprimer en d’autres temps… Est-ce que l’homme confronté à des désastres insensés et à l’angoisse du pire à venir n’a pas toujours eu besoin, quelles que soient les époques et les civilisations, de se forger un discours sur les fins dernières de l’humanité ? Et de se poser de cette manière la question de sa relation subjective à la mort ?
Or si, jadis, les discours sur la fin des temps conjuraient l’angoisse dont ils étaient porteurs par la promesse consolatrice de l’instauration d’un monde meilleur dans un ailleurs radieux, à quelles ressources psychiques l’homme désolé, l’homme réduit à sa dimension purement biologique, l’homme jetable de la société marchande d’aujourd’hui peut-il avoir recours, ici et maintenant, si l’idée même de catastrophe rédemptrice disparaît, si un pessimisme historique sans projet, sans idéaux, sans avenir devait s’imposer à la place ? Sur quels fondements pourraient alors émerger de nouvelles valeurs civilisatrices, se reconstruire un narcissisme collectif fracassé, naître une fraternité réconciliée ?
Chaque avancée du pire, chaque catastrophe frappant l’individu ou l’humanité dans son ensemble, n’est-elle pas, par principe, un événement absolu dans la catégorie où elle se joue : l’urgence pour la psyché de ne pas sombrer dans ce qui se présente pour l’homme comme un effondrement narcissique plus effroyable encore que la perspective de sa mort elle-même : la dissolution de son lien d’appartenance à ses « frères humains » qui après nous vivent, tels que les invoquait un François Villon à la veille d’être pendu ? Autre époque… Je me suis posée cette question après avoir lu et relu ton livre : est-ce que tu envisages cette logique du pire comme un mal aux effets incalculables pour la vie psychique au sens où elle ébranlerait non seulement la garantie d’une protection vitale ou narcissique du sujet humain, mais sa possibilité même ? Autrement dit, est-ce que le pire aurait pour toi le statut d’un événement pur, intraitable par le travail de culture et que nulle transcendance collective ne pourrait prendre en charge ?
Tu nous laisserais sur cette question abyssale si, au regard de cette béance, tu n’évoquais à plusieurs reprises cette « créativité de survie » qui donne à l’homme sans recours, à l’individu « réduit à la vie nue » la possibilité de « continuer d’habiter le lieu même de l’inhabitable ». Je laisse pour terminer la parole à celui qui, revenu de l’inhabitable, témoigne ainsi : « L’horreur nous défit d’un coup de tous nos habits », raconte Aharon Appenfeld dans ce bouleversant recueil dans lequel il rassemble ses réflexions et ses impressions ancrées dans la cruauté et l’angoisse d’une enfance prise dans la Shoah, L’héritage nu … « Il n’y eut plus dans l’arène que l’individu tel qu’en lui-même, sans défense, sans choix, sans excuses ni justifications, ni possibilité d’appel à la clémence… » (…) « Le combat pour la survie était âpre et laid, mais l’impératif d’avoir à rester en vie à n’importe quel prix était bien autre chose que l’impératif de vivre. Il avait en lui quelque chose de l’esprit d’une mission. » Et puis ceci : « « J’hésite à le dire : nous avons ressenti l’horreur apocalyptique de la Shoah comme une expérience profondément religieuse. (…) Quand je parle d’expérience religieuse, je ne me réfère pas au champ abstrait de la théologie, mais avant tout à ce qui relie l’homme à son semblable et au monde matériel où il se trouve. La qualité du lien et de la relation qui s’instituèrent avec l’environnement et avec soi-même étaient nouvelles. Ce sont des expériences subtiles et fulgurantes, difficiles à exprimer et à définir (…) bien qu’elles aient été de pures étincelles de lumière dans le noir absolu. »
Nathalène Isnard-Davezac
texte présenté à la Société de Psychanalyse Freudienne, le 21 octobre 2010.
J’ai eu très un grand intérêt à le lire, à en relire à plusieurs reprises certains chapitres tant il foisonne de questions. Les idées que tu y développes, les champs de réflexion que tu ouvres mettent la pensée au travail et requièrent qu’on entre activement dans sa lecture. Il témoigne non seulement de l’importance que la psychanalyse doit accorder à l’actualité de son époque, mais il pose de façon encore plus radicale la nécessité de la resituer dans le champ du politique dans la mesure où cette question la concerne au plus haut point dans son éthique et dans l’exercice même de sa pratique.
Il y a une dizaine d’années, dans ton ouvrage précédent Au-delà du Malaise, psychanalyse et barbaries, tu posais comme une urgence la nécessité de réévaluer la nature des souffrances psychiques infligées à l’individu telles que Freud les avait définies en 1930 comme étant le prix à payer au progrès de la civilisation. Tu questionnais la validité et la pertinence d’une telle référence notionnelle pour le sujet humain contemporain, alors que le psychanalyste est le témoin et se fait le traducteur des traces indicibles et durables laissées par les expériences historiques comparables à nulle autre que furent Auschwitz et Hiroshima. La réponse que tu apportais était sans ambiguïté : depuis qu’une histoire traumatique collective sans précédent a infligé à l’humanité la blessure narcissique d’une régression éthique généralisée battant en brèche une supposée victoire de la kulturarbeit sur les forces de destruction, l’hypothèse freudienne d’un « surmoi de la collectivité civilisée », d’un surmoi culturel en surplomb se donnant comme idéal la relation unissant les hommes entre eux, s’est éprouvée dans sa caducité. Tu suggérais que dans sa visée de progrès culturel hégémonique, cette « tentative thérapeutique » pour extraire l’individu de son isolement et de ses aspirations égoïstes ne pouvait plus avoir cours et que l’aune à laquelle devait se mesurer maintenant l’humanité, en tant que lien entre les hommes, relevait plutôt d’une expérience singulière, celle « que chacun est amené à faire dans son rapport à l’autre comme prochain, dans sa façon de répondre de soi et de l’autre, dans le sens d’une responsabilité sans métaphysique.»
C’est donc dans cette perspective, celle du soin responsable à l’autre, que dans ton premier ouvrage tu envisageais l’éthique de la pratique de la psychanalyse. Cette préoccupation ne t’a pas quitté, mais tu la déclines à nouveaux frais dans un contexte où la « la jouissance du pire prend la forme d’une passion cruelle qui se déchaîne partout où il lui est possible d’exercer son pouvoir de négation de l’humain. »
Le questionnement du psychanalyste s’est déplacé. Aujourd’hui ce qui fait l’objet de ton inquiétude et de ton interpellation, ce sont les conditions contemporaines faites à l’homme au sein de nos sociétés démocratiques.
Tu désignes exemplairement les effets thanatogènes d’une culture techno-scientifiques fascinée par ses avancées et de plus en plus déconnectée des réalités du monde sensible. Dans l’incapacité, qui est devenue la sienne, de se mettre à la place de l’autre, elle n’est plus à même de porter un jugement sur l’ampleur et les conséquences de ses découvertes et, de ce fait, elle refoule l’humain à la marge. Tu penses tout aussi déshumanisant l’expansionnisme illimité d’une mondialisation marchande qui ne cesse d’augmenter la part de ceux qu’elle exclut et fabrique un nouveau modèle d’individu, « l’homme jetable ».
Mais ce pire actuel que tu dénonce dans le registre du collectif, tu en relèves aussi les traces dans les nouvelles formes de détresse psychique qu’observe le psychanalyste dans l’exercice de sa pratique. L’aliénation désubjectivante à la technologie du besoin, les différentes formes que prend la recherche de l’oubli de soi pour ne pas penser, la dissolution généralisée du lien social supplanté par son fantôme : le lien solitaire et virtuel à l’autre, sont autant d’avatars de cette clinique de « la vie nue », qu’elle prenne la forme d’effondrements narcissiques, de conduites addictives, d’un pulsionnel désolé ou en panne, ou d’une spirale auto-destructive catastrophique. A la première lecture, j’ai trouvé que ta vision s’était encore assombrie par rapport à ton ouvrage précédent et que le pessimisme qui se dégageait de ton livre excédait largement celui de Freud qui déjà ne nous a pas donné beaucoup de raisons d’espérer ni de la sagesse et de tempérance des Etats, ni de la solidité des remparts édifiés par la civilisation contre la rage auto et hétéro-dévastatrice d’un pulsionnel toujours plus expansionniste et ravageur, ni du bien-fondé de l’altruisme individuel ou étatique. Bref, j’ai d’abord pensé que tu forçais le trait quant à l’irrésistible attraction de notre humanité pour une involution négative supposée sans limites. Et puis, en te relisant à plusieurs reprises, je me suis rendue compte que, sans doute, sans cette intensification, sans la dramatisation qui sous-tend ton propos, ton interpellation aurait peut-être manqué son but essentiel.
Car, si je t’ai bien compris, il y a quelque chose que nous ne voulons pas voir, ou bien que nous savons « oui, mais quand même », quelque chose qui nous poursuit pourtant depuis que nous avons perdu notre innocence pré-Shoah, pré-atomique… En déroulant le fil de la logique du pire, ton propos rencontre et reprend sur un autre registre la question que posait déjà en 1956 Günther Anders à propos de l’anéantissement d’Hiroshima et de Nagasaki par le feu nucléaire, dans un livre passé relativement inaperçu à l’époque, L’Obsolescence de l’homme. Au nom de quel aveuglement, demandait-il, ne voyons-nous pas là le mal moral qui a été fait à l’homme ? Autrefois, en effet, les mythes définissaient les bornes indiquant à l’homme jusqu’où ne pas aller trop loin. Et si s’en affranchir déclenchait la colère des dieux, Némésis était alors chargée par eux d’appliquer la sanction. C’était du moins ce que les Grecs, en leur sagesse, nous avaient enseigné. Or, poursuivant son propos, Anders insistait : rien de tel n’est venu tempérer le penchant prométhéen des inventeurs de moyens de destruction massive. Qui plus est la possession du feu nucléaire a imposé le principe de « qui veut les moyens veut la fin ». L’humanité, prophétisait-il alors, devenue capable de se détruire elle-même ne renoncera plus jamais à cette toute-puissance négative.
C’est à partir de là, me semble-t-il que tu te saisis du fil au point où Anders l’a laissé. Pour toi, Ghyslain, les effets délétères d’une culture techniciste au service d’une thanato-politique n’ont en rien perdu de leur actualité. Hiroshima, mais aussi Auschwitz, ne désignent plus seulement des lieux. Ce sont, dis-tu, « des Noms (…) qui dévoilent les potentialités d’une jouissance auto-exterminatrice de l’espèce humaine ». Non seulement le déclenchement du feu nucléaire a rompu le pacte signé entre la morale et la vocation du progrès d’être nécessairement orienté vers le bien de l’humanité, mais il a eu valeur d’événement majeur au sens où Derrida l’entendait, c’est-à-dire comme un acte qui place sous la terreur non seulement le passé mais aussi l’avenir. La déflagration atomique aura eu cette double valence négative : représenter d’une part le meurtre inaugural de l’humanité et, avec la potentialité de sa disparition totale, rendre imaginable la volatilisation de tout témoignage que la vie humaine sur cette terre ait pu exister. Qui plus est, en promouvant la notion de guerre « juste », en subvertissant le commandement moral de l’amour du prochain, elle a donné aux conflits présents et à venir le droit de tuer en l’absence de toute haine justificatrice, sous couvert d’alibis historiques, politiques, juridiques ou scientifiques.
L’événement Hiroshima, comparable à nul autre, a franchi des seuils indépassables et creusé une insondable béance dans notre activité de représentation. Lacan, naguère, comme tu le soulignes, n’identifiait-il pas à das Ding, la « Chose », « l’ombre d’une certaine arme incroyable, qui maniée sous notre regard d’une façon vraiment digne des muses…pourrait mettre en cause la planète elle-même comme support de l’humanité »… Plus que la perspective de la mort elle-même, cette « Chose » impensable, non métabolisable, non investissable pour la psyché serait la promesse de l’évaporation de l’espèce, et avec elle, la destruction du fantasme de notre immortalité ou de ce qui la symbolise, la dissolution du lien des hommes entre eux. Ainsi deviendrait obsolète l’espoir exprimé par Freud dans le texte que tu cites, Ephémère destinée, selon lequel l’individu, même placé dans des situations de désolation extrême, puisse puiser dans l’assurance du renouvellement de toute chose une protection a minima de son fonds narcissique. On se souvient qu’à l’aube de la première grande catastrophe du XXème siècle, Freud, dans cet article, veut croire qu’en dépit des malheurs causés par la guerre, qu’en dépit de la perte des illusions sur les acquis de la civilisation, ce qui aura été détruit sera reconstruit « peut-être sur une base plus solide et plus durablement qu’auparavant ». Pourquoi, interroge-t-il, devrions-nous cesser d’investir de nouveaux objets parce que tout ce qui à nos yeux étaient des biens se sont révélés caducs ? Pourtant, comme tu le soulignes, l’hypothèse de l’existence d’une pulsion de mort tapie en chacun d’entre nous, d’une pulsion détachée de toute visée érotique et objectale, œuvrant silencieusement pour le retour de tout ce qui vit à l’inorganique, est venue cinq ans plus tard tempérer ce bel optimisme. Je me suis demandé, en te lisant, dans quelle mesure cette perception d’une humanité potentiellement réduite à la vie nue, c’est-à-dire à son état purement biologique, maintenue dans l’attente anxieuse de sa possible disparition en tant qu’espèce, ne rappelait pas, dans son contenu, certains discours apocalyptiques ou messianiques qui ont pu s’exprimer en d’autres temps… Est-ce que l’homme confronté à des désastres insensés et à l’angoisse du pire à venir n’a pas toujours eu besoin, quelles que soient les époques et les civilisations, de se forger un discours sur les fins dernières de l’humanité ? Et de se poser de cette manière la question de sa relation subjective à la mort ?
Or si, jadis, les discours sur la fin des temps conjuraient l’angoisse dont ils étaient porteurs par la promesse consolatrice de l’instauration d’un monde meilleur dans un ailleurs radieux, à quelles ressources psychiques l’homme désolé, l’homme réduit à sa dimension purement biologique, l’homme jetable de la société marchande d’aujourd’hui peut-il avoir recours, ici et maintenant, si l’idée même de catastrophe rédemptrice disparaît, si un pessimisme historique sans projet, sans idéaux, sans avenir devait s’imposer à la place ? Sur quels fondements pourraient alors émerger de nouvelles valeurs civilisatrices, se reconstruire un narcissisme collectif fracassé, naître une fraternité réconciliée ?
Chaque avancée du pire, chaque catastrophe frappant l’individu ou l’humanité dans son ensemble, n’est-elle pas, par principe, un événement absolu dans la catégorie où elle se joue : l’urgence pour la psyché de ne pas sombrer dans ce qui se présente pour l’homme comme un effondrement narcissique plus effroyable encore que la perspective de sa mort elle-même : la dissolution de son lien d’appartenance à ses « frères humains » qui après nous vivent, tels que les invoquait un François Villon à la veille d’être pendu ? Autre époque… Je me suis posée cette question après avoir lu et relu ton livre : est-ce que tu envisages cette logique du pire comme un mal aux effets incalculables pour la vie psychique au sens où elle ébranlerait non seulement la garantie d’une protection vitale ou narcissique du sujet humain, mais sa possibilité même ? Autrement dit, est-ce que le pire aurait pour toi le statut d’un événement pur, intraitable par le travail de culture et que nulle transcendance collective ne pourrait prendre en charge ?
Tu nous laisserais sur cette question abyssale si, au regard de cette béance, tu n’évoquais à plusieurs reprises cette « créativité de survie » qui donne à l’homme sans recours, à l’individu « réduit à la vie nue » la possibilité de « continuer d’habiter le lieu même de l’inhabitable ». Je laisse pour terminer la parole à celui qui, revenu de l’inhabitable, témoigne ainsi : « L’horreur nous défit d’un coup de tous nos habits », raconte Aharon Appenfeld dans ce bouleversant recueil dans lequel il rassemble ses réflexions et ses impressions ancrées dans la cruauté et l’angoisse d’une enfance prise dans la Shoah, L’héritage nu … « Il n’y eut plus dans l’arène que l’individu tel qu’en lui-même, sans défense, sans choix, sans excuses ni justifications, ni possibilité d’appel à la clémence… » (…) « Le combat pour la survie était âpre et laid, mais l’impératif d’avoir à rester en vie à n’importe quel prix était bien autre chose que l’impératif de vivre. Il avait en lui quelque chose de l’esprit d’une mission. » Et puis ceci : « « J’hésite à le dire : nous avons ressenti l’horreur apocalyptique de la Shoah comme une expérience profondément religieuse. (…) Quand je parle d’expérience religieuse, je ne me réfère pas au champ abstrait de la théologie, mais avant tout à ce qui relie l’homme à son semblable et au monde matériel où il se trouve. La qualité du lien et de la relation qui s’instituèrent avec l’environnement et avec soi-même étaient nouvelles. Ce sont des expériences subtiles et fulgurantes, difficiles à exprimer et à définir (…) bien qu’elles aient été de pures étincelles de lumière dans le noir absolu. »
Nathalène Isnard-Davezac
texte présenté à la Société de Psychanalyse Freudienne, le 21 octobre 2010.
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CORRESPONDANCE
entre Patrick Cady & Ghyslain Lévy,
à propos de "L'ivresse du pire"
entre Patrick Cady & Ghyslain Lévy,
à propos de "L'ivresse du pire"
Cher Ghyslain,
L’immensité de ton « Ivresse du pire » m’a donné plus d’une fois le vertige pendant ma lecture, aussi vais-je tenter d’y aller à petits pas pour t’en faire part.
C’est pourtant des bottes de sept lieues qu’il faudrait chausser pour franchir le premier pas que tu imposes à ton lecteur quand tu déclares: « Ainsi, au nom de l’amour du prochain, le mal, ce que Jacques Derrida nomme cruauté, la pulsion cruelle se déchaîne en escalade du pire (...) » Dire le nom de ce philosophe ne diminue en rien le saut que tu demandes à ton lecteur d’exécuter par dessus ce qui est peut-être l’enjeu vital d’une tentative de penser le mal. Il me semble qu’il faudrait rappeler que Freud stigmatise l’impératif « Aime ton prochain comme toi-même » en le qualifiant de chrétien, oubliant du même coup que ce même impératif est inscrit dans la loi juive, un oubli qui a la vie dure. Ce qui est chrétien, c’est la redéfinition du prochain. Sortons d’abord du contresens habituel : il n’a jamais été l’homme blessé, ni tout homme sur terre, il est celui qui éprouve de la compassion pour l’homme blessé, le soigne, l’aide et c’est ce qu’il est déjà dans la loi juive.
Dans la version évangélique, il devient le Samaritain, l’hérétique méprisé par les Juifs de l’époque; le prochain est donc déconfessionnalisé et reconnu hors de son appartenance ethnique. Peut-être nous fais-tu retrouver cette figure dans « cet arrivant absolu » de René Major. Dans le texte évangélique et la pensée chrétienne qui s’en est inspirée, aimer son prochain signifie donc aimer celui qui a de la compassion pour nous, qui prend soin de nous. Fondée sur le renoncement à jouir de l’autre, cette réponse en miroir à l’amour du prochain n’a rien pour déchaîner le mal, pas plus d’en faire un impératif puisque cette réponse n’a rien d’impossible.
L’impossible qui provoquerait ce déchaînement, selon Freud, serait contenu dans le « comme toi-même », ce que précisément tu ne nommes pas; à quoi te réfères-tu alors dans ta déclaration? On dirait que tu exiges de ton lecteur l’adhésion à un dogme ou un axiome, mais lequel? Et tu redoubles l’épreuve que tu nous imposes quand tu ajoutes que cette cruauté se déchaîne jusque « dans les institutions d’une psychanalyse qui résiste à penser ce déchaînement lui-même », sans rien nous dévoiler de ce déchaînement. Pourtant, citant Micheline Enriquez, tu sembles proposer une idée novatrice du prochain comme inachèvement d’un travail d’approche sans fin de l’autre: « Chaque sujet n’a jamais terminé de s’approcher et de se déprendre de l’autre (...) ».
Citant Lacan, tu vas repasser plus loin par la question de l’amour, rappelant que « Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir », ce qui indique peut-être ce qui manque sur la question de l’amour, tant dans la pensée chrétienne que dans la pensée juive. Tu pointes un peu plus loin le désir d’être élu, mais sans le relier à cette question de l’amour et sans reprendre la critique freudienne du fantasme collectif d’élection.
Heureusement, dans la suite de ton livre, tu sembles t’être débarrassé de cette cruauté envers ton lecteur. Tu es même très vite consolateur pour le sculpteur que je suis puisque tu rappelles que même « les pierres parlent ». Tu es clair quand tu dénonces d’emblée l’impératif de jouissance des techno sciences, le refus de toute liberté psychique du côté des neuro-sciences et que tu revendiques de penser à contre-courant du bien-pensant psychanalytique. Même si tu n’évoques pas dans ton livre la question du métissage culturel, notamment celui judéo-chrétien qui fonde la culture occidentale, métissage qui peut parfois provoquer ce que tu appelles « un exil intra-culturel », tu fais appel aux « altérités créatrices ». Même si je ne suis pas sûr que Derrida y ai renoncé, tu dénonces très pertinemment aussi une position de surplomb vis à vis de la psychanalyse. Mais très vite, tu laisses entrevoir autre chose qu’un discours dénonciateur en terminant ton introduction avec « l’espoir d’une guérison de l’humain », faisant ainsi écho dès le départ de ta pensée à celle de Nathalie Zaltzman avec ce mot psychanalytiquement tabou de guérison.
Tu commences superbement ton chapitre deux avec « La cité des femmes » de Fellini en évoquant un rêver ensemble comme reviviscence d’un moi collectif primitif. De là, tu nous fais sentir le contraste avec la solitude mortelle de Narcisse, mais en passant je me demande pourquoi tu dis que « la surface de l’onde ne constitue aucune surface réfléchissante » puisque le piège où tombe Narcisse est bien celui de son reflet à la surface de la rivière dont sa mère est la nymphe selon Ovide, à moins de prendre en compte une autre tradition qui en fait le fils de Séléné qui plongea le berger Endymion dans un sommeil éternel pour qu’il conserve sa beauté. Dans un cas comme dans l’autre Narcisse n’aurait pas échappé à l’emprise maternelle, figure du mal qu’on pourrait ajouter à côté des femmes vengeresses de la mythologie grecque dont tu montres si bien l’importance.
J’ai aimé comment, dans le troisième chapitre, tu redonnes sa force première à l’expression banalisée « tuer le temps » en regard de l’addiction au sommeil et de l’intolérable de l’attente. Dans le droit fil de l’autodestructivité, tu passes à la haine de soi, la mettant en lien avec la honte de soi, ce qui me paraît là encore nouveau, Serge Tisseron, par exemple, dans son gros livre sur la honte ne supposant même pas un tel lien pourtant essentiel pour comprendre la dimension collective de la haine de soi. Tu désignes comme objet essentiel de cette honte l’animalité en nous des origines et ça me paraît tout à fait juste; cela pourrait inspirer tout un développement sur le rapport des différentes religions à cette animalité, le diable étant nommé aussi la Bête dans la Bible, si ma mémoire est bonne. Tu évoques alors le primat du visuel comme principe de culture qui se paye, pour Freud, d’un « refoulement organique » des autres sens, ce qui me pose la question suivante: pourquoi alors Freud, passionné d’art, est-il si persuadé que l’interdit de représentation est ce qui assure le triomphe de l’esprit? Tu te lances ensuite dans une hypothèse audacieuse -et j’aime cette audace- sur une origine phylogénétique de la haine de soi qui viendrait de l’échec du refoulement d’un originaire pré-culturel; il serait intéressant de chercher si là où la religion a perdu son emprise qui maintenait vaille que vaille ce refoulement, la haine de soi a flambé de plus belle ou au contraire s‘est affaiblie, ce qui questionnerait autrement ce refoulement comme source de cette haine. Je me demande du même pas ce qu’il en est de cette haine de soi dans la culture animiste qui, elle, entretient la reconnaissance et l’intégration de l’animalité dans l’humain. Dans ton passage de l’animal au minéral, je suis touché de ton idée de « la pierre qui témoigne » et cette très belle présence de la pierre à différents endroits de ton livre me fait mieux comprendre le regard si sensible que tu donnes à mes sculptures et je vais m‘empresser de lire « Les pierres » de Hikaru Okuisumi que tu cites.
On arrive ainsi au livre II au titre si étrange: « L’évaporation de l’homme », étrangeté due peut-être en partie au fait qu’il rappelle le processus chimique dit de sublimation. Tu dis : « Il n’y a pas de travail de deuil possible quand le traumatisme ne constitue que l’événement avant-coureur du pire à venir(...) », ce qui est très juste, mais quand tu ajoutes un peu plus loin « Vivre en permanence dans la conscience de sa propre mort est sans doute ce qui rend fou », j’hésite à te suivre: quand tu affirmes que l’événement de Hiroshima met fin à la croyance en l’immortalité de l’espèce humaine, fragilisant ainsi la fondation narcissique par identification à l’espèce, tu sembles supposer un rapport à cet événement hors de toute la vie inconsciente faite de défense vis à vis de notre mortalité et si tu as raison, si vraiment peut se former en nous une conscience de la fin imprévisible mais possiblement proche de l’humanité, un effondrement narcissique tel que tu l’envisages a dû se produire et laisser des traces avec la répétition traumatique des grandes pestes qui ont failli exterminer les peuples de l’Europe. Or, si on prend une éponge de son temps comme Montaigne, on trouverait difficilement une trace d’un tel effondrement et quand il rend compte de la rencontre avec ceux que tout le monde appelle des « Sauvages», il les reconnaît dans une commune appartenance à l’espèce humaine. De plus, si l’on tient compte de la mémoire phylogénétique en nous, mémoire faite essentiellement des expériences répétées de survie, peut-on imaginer qu’un événement traumatique comme la répétition de Hiroshima par Nagasaki l’efface ou la neutralise au point de rendre mortifère l’identification à l’espèce? Enfin, comment expliquer dans ton hypothèse que le monothéisme, rompant avec le temps circulaire de l’animisme, ait conçu une mort de l’humanité sans mettre fin à l’espérance de ses fidèles? L’Apocalypse selon Saint Jean raconte une destruction un peu moins rapide que celle que produirait une guerre atomique, mais tout aussi terrifiante et totale. En outre, le roman « La route » par lequel tu illustres ton propos est une histoire de survie, au-delà de l’anéantissement, tout comme ton livre dans le fond; « L‘ivresse du pire », c‘est peut-être ta « route », penser psychanalytiquement avec Derrida après que celui-ci, notamment dans sa conversation avec Roudinesco, eût invalidé la quasi totalité de la théorie freudienne, ne laissant à la psychanalyse qu’un statut de démarche thérapeutique; c’est peut-être une façon de « penser avec le mal » pour reprendre une de tes fortes expressions avec laquelle tu termines presque ton livre, le mal n’étant pas le travail du philosophe mais la réaction auto-immune qui s’est déclenchée plus ou moins violemment chez les psychanalystes pour qui Derrida est une source d’inspiration.
Dans ta conclusion, là où tant d’auteurs ne font que résumer leur livre, tu avances encore une idée forte et originale selon laquelle Freud prend le parti de l’espèce en soutenant « un narcissisme chevillé à l’espèce » par « l’identification primordiale à la nature, c’est à dire, -et là tu cites Freud- au Moi-tout illimité du début ». Ca m’a fait retourner au titre du livre qui s’est imposé à toi une fois le manuscrit terminé, m’as-tu confié et, ma pensée veut suivre la tienne au point de n’en venir à ce titre qu’à la fin de ma lecture. Tu ne reviens pas sur cette métaphore de l’ivresse et je me demande si la célèbre « ivresse dionysiaque » de Nietzsche a pu te mener à ce choix sur le mode de la cryptomnésie. En effet, le philosophe, dont Freud disait qu’il avait déjà tout deviné de la vie inconsciente, dit de cette ivresse qu’elle « abolit la subjectivité jusqu’au plus total oubli de soi », ajoutant que « saisi de cette ivresse, l’homme devient l’être-un comme génie de l’espèce, l’un-originaire », affirmant aussi que cette ivresse amène à un « sentiment d’unité embrassant la nécessité de la création et celle de la destruction ».
Du côté du pire, j’ai été frappé que ton dernier chapitre s’intitule « Penser avec le mal » et non « Penser avec le pire » ; je me suis d’abord dit que le travail de pensée vise à ramener l’imprévisible au prévisible et que finalement le pire n’avait pas tenu, déconstruit par ta pensée qui nous ramenait ainsi au mal, me le disant autrement : pour combattre le pire, la nécessité de penser avec le mal s’était imposée à toi. Ca m’a renvoyé à l’Histoire des religions où le passage du polythéisme au monothéisme est précisément un travail de pensée qui vise à soumettre l’imprévisible –le caprice des dieux, comme on dit, d’où l’importance des devins- au prévisible, un contrat avec un dieu unique, une alliance qui se fonde par l’instauration d’une loi –Les commandements- par laquelle le dieu renonce à déchaîner sa violence tant que la loi est respectée et une sorte de jurisprudence qui se dégage, d’abord au fil de l’Histoire biblique.
L’humanité monothéiste est donc ainsi passée du pire au mal, passage que refait le bébé humain faisant peu à peu l’apprentissage des lois régissant les réactions psychiques de ses parents à son égard. Ce mouvement de révolte créant un rapport au divin qui est respect de la Loi et non plus soumission à l’arbitraire d’une tyrannie a-t-il abouti à une mise en question de l’existence de tout dieu jugée inconciliable avec l’existence du mal ? L’athéisme comme réponse à une telle question nous demanderait-il d’assumer un retour à la confrontation avec l’imprévisible, inscrivant l’évolution du religieux dans une circularité bien nietzschéenne? Répondre à ces questions à l’aulne de la clinique demanderait un autre livre qui n’était pas dans ton projet. Comment penser alors l’ivresse du pire ? Signifie-t-elle que la pulsion de vie cherche une issue à l’écrasante et morne répétition du même, qui est un des enjeux fondamentaux de la psychanalyse, que cette compulsion soit renforcée ou non par cette figure du mal qu’on appelle un traumatisme ? Le pire trouverait sa source dans ce qui du trauma aurait échappé à sa répétition compulsive et à toute élaboration, continuant de produire une menace énigmatique. L’ivresse se différencierait de la jouissance –voire même s’y opposerait- en ce qu’elle serait un abandon, une perte de soi toujours déjà là et qui ne ferait que relancer la pulsion au lieu de la satisfaire. L’ivresse du pire pourrait-elle représenter une dérive de la pulsion anarchiste ? Cette dérive pourrait-elle être produite par la haine de soi, même si l’image de l’ivresse va mal avec cette haine ? On pense à la jouissance masochiste, mais l’imprévisible du pire est tout le contraire de l’immuabilité du scénario pervers. On pourrait davantage évoquer, suite à une défaillance des mécanismes identificatoires oedipiens défaillants, la nécessité de réveiller l’identification à l’espèce par des expériences ou des fantasmatisations toujours plus extrêmes de la survie. Décidément, la force d’attraction de ton titre est celle de l’énigme. Comment à telle enseigne te lire avec modération ?
Et tu termines ta conclusion avec une remarque qui ne s’oublie pas: « si les nazis avaient un tel besoin de déshumaniser leurs victimes (...), n’était-ce pas pour repousser au plus loin toute parenté humaine avec ces corps de chair (...) ». Enfin, si le lecteur doutait encore de ta capacité à espérer et à penser, ce qui n’est qu’une seule et même chose comme tu le montres en parlant de l‘incapacité à attendre dans le chapitre « Tuer le temps », tu intitules l’épilogue de ton livre « Survivre à la survie ». Et c’est, subtilement, à Jean Amery que tu empruntes les derniers mots de ton magnifique « roman psychanalytique », mots que je ne peux que faire miens à mon tour pour souligner l’inachèvement de ma lecture de ton livre : « Je n’étais pas au clair lorsque j’ai rédigé cet essai. Je ne le suis toujours pas et j’espère ne jamais l’être. La clarification serait synonyme d’affaire classée (...). C’est exactement cela que ce livre veut empêcher. Rien n’est résolu. »
L’impossible qui provoquerait ce déchaînement, selon Freud, serait contenu dans le « comme toi-même », ce que précisément tu ne nommes pas; à quoi te réfères-tu alors dans ta déclaration? On dirait que tu exiges de ton lecteur l’adhésion à un dogme ou un axiome, mais lequel? Et tu redoubles l’épreuve que tu nous imposes quand tu ajoutes que cette cruauté se déchaîne jusque « dans les institutions d’une psychanalyse qui résiste à penser ce déchaînement lui-même », sans rien nous dévoiler de ce déchaînement. Pourtant, citant Micheline Enriquez, tu sembles proposer une idée novatrice du prochain comme inachèvement d’un travail d’approche sans fin de l’autre: « Chaque sujet n’a jamais terminé de s’approcher et de se déprendre de l’autre (...) ».
Citant Lacan, tu vas repasser plus loin par la question de l’amour, rappelant que « Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir », ce qui indique peut-être ce qui manque sur la question de l’amour, tant dans la pensée chrétienne que dans la pensée juive. Tu pointes un peu plus loin le désir d’être élu, mais sans le relier à cette question de l’amour et sans reprendre la critique freudienne du fantasme collectif d’élection.
Heureusement, dans la suite de ton livre, tu sembles t’être débarrassé de cette cruauté envers ton lecteur. Tu es même très vite consolateur pour le sculpteur que je suis puisque tu rappelles que même « les pierres parlent ». Tu es clair quand tu dénonces d’emblée l’impératif de jouissance des techno sciences, le refus de toute liberté psychique du côté des neuro-sciences et que tu revendiques de penser à contre-courant du bien-pensant psychanalytique. Même si tu n’évoques pas dans ton livre la question du métissage culturel, notamment celui judéo-chrétien qui fonde la culture occidentale, métissage qui peut parfois provoquer ce que tu appelles « un exil intra-culturel », tu fais appel aux « altérités créatrices ». Même si je ne suis pas sûr que Derrida y ai renoncé, tu dénonces très pertinemment aussi une position de surplomb vis à vis de la psychanalyse. Mais très vite, tu laisses entrevoir autre chose qu’un discours dénonciateur en terminant ton introduction avec « l’espoir d’une guérison de l’humain », faisant ainsi écho dès le départ de ta pensée à celle de Nathalie Zaltzman avec ce mot psychanalytiquement tabou de guérison.
Tu commences superbement ton chapitre deux avec « La cité des femmes » de Fellini en évoquant un rêver ensemble comme reviviscence d’un moi collectif primitif. De là, tu nous fais sentir le contraste avec la solitude mortelle de Narcisse, mais en passant je me demande pourquoi tu dis que « la surface de l’onde ne constitue aucune surface réfléchissante » puisque le piège où tombe Narcisse est bien celui de son reflet à la surface de la rivière dont sa mère est la nymphe selon Ovide, à moins de prendre en compte une autre tradition qui en fait le fils de Séléné qui plongea le berger Endymion dans un sommeil éternel pour qu’il conserve sa beauté. Dans un cas comme dans l’autre Narcisse n’aurait pas échappé à l’emprise maternelle, figure du mal qu’on pourrait ajouter à côté des femmes vengeresses de la mythologie grecque dont tu montres si bien l’importance.
J’ai aimé comment, dans le troisième chapitre, tu redonnes sa force première à l’expression banalisée « tuer le temps » en regard de l’addiction au sommeil et de l’intolérable de l’attente. Dans le droit fil de l’autodestructivité, tu passes à la haine de soi, la mettant en lien avec la honte de soi, ce qui me paraît là encore nouveau, Serge Tisseron, par exemple, dans son gros livre sur la honte ne supposant même pas un tel lien pourtant essentiel pour comprendre la dimension collective de la haine de soi. Tu désignes comme objet essentiel de cette honte l’animalité en nous des origines et ça me paraît tout à fait juste; cela pourrait inspirer tout un développement sur le rapport des différentes religions à cette animalité, le diable étant nommé aussi la Bête dans la Bible, si ma mémoire est bonne. Tu évoques alors le primat du visuel comme principe de culture qui se paye, pour Freud, d’un « refoulement organique » des autres sens, ce qui me pose la question suivante: pourquoi alors Freud, passionné d’art, est-il si persuadé que l’interdit de représentation est ce qui assure le triomphe de l’esprit? Tu te lances ensuite dans une hypothèse audacieuse -et j’aime cette audace- sur une origine phylogénétique de la haine de soi qui viendrait de l’échec du refoulement d’un originaire pré-culturel; il serait intéressant de chercher si là où la religion a perdu son emprise qui maintenait vaille que vaille ce refoulement, la haine de soi a flambé de plus belle ou au contraire s‘est affaiblie, ce qui questionnerait autrement ce refoulement comme source de cette haine. Je me demande du même pas ce qu’il en est de cette haine de soi dans la culture animiste qui, elle, entretient la reconnaissance et l’intégration de l’animalité dans l’humain. Dans ton passage de l’animal au minéral, je suis touché de ton idée de « la pierre qui témoigne » et cette très belle présence de la pierre à différents endroits de ton livre me fait mieux comprendre le regard si sensible que tu donnes à mes sculptures et je vais m‘empresser de lire « Les pierres » de Hikaru Okuisumi que tu cites.
On arrive ainsi au livre II au titre si étrange: « L’évaporation de l’homme », étrangeté due peut-être en partie au fait qu’il rappelle le processus chimique dit de sublimation. Tu dis : « Il n’y a pas de travail de deuil possible quand le traumatisme ne constitue que l’événement avant-coureur du pire à venir(...) », ce qui est très juste, mais quand tu ajoutes un peu plus loin « Vivre en permanence dans la conscience de sa propre mort est sans doute ce qui rend fou », j’hésite à te suivre: quand tu affirmes que l’événement de Hiroshima met fin à la croyance en l’immortalité de l’espèce humaine, fragilisant ainsi la fondation narcissique par identification à l’espèce, tu sembles supposer un rapport à cet événement hors de toute la vie inconsciente faite de défense vis à vis de notre mortalité et si tu as raison, si vraiment peut se former en nous une conscience de la fin imprévisible mais possiblement proche de l’humanité, un effondrement narcissique tel que tu l’envisages a dû se produire et laisser des traces avec la répétition traumatique des grandes pestes qui ont failli exterminer les peuples de l’Europe. Or, si on prend une éponge de son temps comme Montaigne, on trouverait difficilement une trace d’un tel effondrement et quand il rend compte de la rencontre avec ceux que tout le monde appelle des « Sauvages», il les reconnaît dans une commune appartenance à l’espèce humaine. De plus, si l’on tient compte de la mémoire phylogénétique en nous, mémoire faite essentiellement des expériences répétées de survie, peut-on imaginer qu’un événement traumatique comme la répétition de Hiroshima par Nagasaki l’efface ou la neutralise au point de rendre mortifère l’identification à l’espèce? Enfin, comment expliquer dans ton hypothèse que le monothéisme, rompant avec le temps circulaire de l’animisme, ait conçu une mort de l’humanité sans mettre fin à l’espérance de ses fidèles? L’Apocalypse selon Saint Jean raconte une destruction un peu moins rapide que celle que produirait une guerre atomique, mais tout aussi terrifiante et totale. En outre, le roman « La route » par lequel tu illustres ton propos est une histoire de survie, au-delà de l’anéantissement, tout comme ton livre dans le fond; « L‘ivresse du pire », c‘est peut-être ta « route », penser psychanalytiquement avec Derrida après que celui-ci, notamment dans sa conversation avec Roudinesco, eût invalidé la quasi totalité de la théorie freudienne, ne laissant à la psychanalyse qu’un statut de démarche thérapeutique; c’est peut-être une façon de « penser avec le mal » pour reprendre une de tes fortes expressions avec laquelle tu termines presque ton livre, le mal n’étant pas le travail du philosophe mais la réaction auto-immune qui s’est déclenchée plus ou moins violemment chez les psychanalystes pour qui Derrida est une source d’inspiration.
Dans ta conclusion, là où tant d’auteurs ne font que résumer leur livre, tu avances encore une idée forte et originale selon laquelle Freud prend le parti de l’espèce en soutenant « un narcissisme chevillé à l’espèce » par « l’identification primordiale à la nature, c’est à dire, -et là tu cites Freud- au Moi-tout illimité du début ». Ca m’a fait retourner au titre du livre qui s’est imposé à toi une fois le manuscrit terminé, m’as-tu confié et, ma pensée veut suivre la tienne au point de n’en venir à ce titre qu’à la fin de ma lecture. Tu ne reviens pas sur cette métaphore de l’ivresse et je me demande si la célèbre « ivresse dionysiaque » de Nietzsche a pu te mener à ce choix sur le mode de la cryptomnésie. En effet, le philosophe, dont Freud disait qu’il avait déjà tout deviné de la vie inconsciente, dit de cette ivresse qu’elle « abolit la subjectivité jusqu’au plus total oubli de soi », ajoutant que « saisi de cette ivresse, l’homme devient l’être-un comme génie de l’espèce, l’un-originaire », affirmant aussi que cette ivresse amène à un « sentiment d’unité embrassant la nécessité de la création et celle de la destruction ».
Du côté du pire, j’ai été frappé que ton dernier chapitre s’intitule « Penser avec le mal » et non « Penser avec le pire » ; je me suis d’abord dit que le travail de pensée vise à ramener l’imprévisible au prévisible et que finalement le pire n’avait pas tenu, déconstruit par ta pensée qui nous ramenait ainsi au mal, me le disant autrement : pour combattre le pire, la nécessité de penser avec le mal s’était imposée à toi. Ca m’a renvoyé à l’Histoire des religions où le passage du polythéisme au monothéisme est précisément un travail de pensée qui vise à soumettre l’imprévisible –le caprice des dieux, comme on dit, d’où l’importance des devins- au prévisible, un contrat avec un dieu unique, une alliance qui se fonde par l’instauration d’une loi –Les commandements- par laquelle le dieu renonce à déchaîner sa violence tant que la loi est respectée et une sorte de jurisprudence qui se dégage, d’abord au fil de l’Histoire biblique.
L’humanité monothéiste est donc ainsi passée du pire au mal, passage que refait le bébé humain faisant peu à peu l’apprentissage des lois régissant les réactions psychiques de ses parents à son égard. Ce mouvement de révolte créant un rapport au divin qui est respect de la Loi et non plus soumission à l’arbitraire d’une tyrannie a-t-il abouti à une mise en question de l’existence de tout dieu jugée inconciliable avec l’existence du mal ? L’athéisme comme réponse à une telle question nous demanderait-il d’assumer un retour à la confrontation avec l’imprévisible, inscrivant l’évolution du religieux dans une circularité bien nietzschéenne? Répondre à ces questions à l’aulne de la clinique demanderait un autre livre qui n’était pas dans ton projet. Comment penser alors l’ivresse du pire ? Signifie-t-elle que la pulsion de vie cherche une issue à l’écrasante et morne répétition du même, qui est un des enjeux fondamentaux de la psychanalyse, que cette compulsion soit renforcée ou non par cette figure du mal qu’on appelle un traumatisme ? Le pire trouverait sa source dans ce qui du trauma aurait échappé à sa répétition compulsive et à toute élaboration, continuant de produire une menace énigmatique. L’ivresse se différencierait de la jouissance –voire même s’y opposerait- en ce qu’elle serait un abandon, une perte de soi toujours déjà là et qui ne ferait que relancer la pulsion au lieu de la satisfaire. L’ivresse du pire pourrait-elle représenter une dérive de la pulsion anarchiste ? Cette dérive pourrait-elle être produite par la haine de soi, même si l’image de l’ivresse va mal avec cette haine ? On pense à la jouissance masochiste, mais l’imprévisible du pire est tout le contraire de l’immuabilité du scénario pervers. On pourrait davantage évoquer, suite à une défaillance des mécanismes identificatoires oedipiens défaillants, la nécessité de réveiller l’identification à l’espèce par des expériences ou des fantasmatisations toujours plus extrêmes de la survie. Décidément, la force d’attraction de ton titre est celle de l’énigme. Comment à telle enseigne te lire avec modération ?
Et tu termines ta conclusion avec une remarque qui ne s’oublie pas: « si les nazis avaient un tel besoin de déshumaniser leurs victimes (...), n’était-ce pas pour repousser au plus loin toute parenté humaine avec ces corps de chair (...) ». Enfin, si le lecteur doutait encore de ta capacité à espérer et à penser, ce qui n’est qu’une seule et même chose comme tu le montres en parlant de l‘incapacité à attendre dans le chapitre « Tuer le temps », tu intitules l’épilogue de ton livre « Survivre à la survie ». Et c’est, subtilement, à Jean Amery que tu empruntes les derniers mots de ton magnifique « roman psychanalytique », mots que je ne peux que faire miens à mon tour pour souligner l’inachèvement de ma lecture de ton livre : « Je n’étais pas au clair lorsque j’ai rédigé cet essai. Je ne le suis toujours pas et j’espère ne jamais l’être. La clarification serait synonyme d’affaire classée (...). C’est exactement cela que ce livre veut empêcher. Rien n’est résolu. »
Patrick.
Réponse de Ghyslain Lévy à Patrick Cady.
Cher Patrick,
Comme je te l’ai déjà dit, j’ai été très touché par la façon dont ta lecture suit pas à pas mon effort pour approcher de ces confins que l’expérience de la psychanalyse et celle des écrits freudiens nous amènent à fréquenter. C’est donc également ton rythme du pas à pas que je vais adopter pour revenir sur les traces de ta lecture. Ce d’autant que d’emblée tu m’amènes sur ce bord vertigineux où il est question du prochain…Du prochain et non pas de l’autre, ou peut-être de ce qui, dans ce terme de proche, de prochain, se trouve « neutralisé » quant à l’altérité lointaine de l’étrange-familier qui s’avance sous le masque de l’autre…
« Le chemin de l’autre a toujours été pour moi très long... » écrit F.Kafka. Une telle altérité oeuvrant dans « le prochain » ne veut pas dire que les lointains de l’autre me sont étrangers. Ils me seraient même plutôt intimes, au plus près. Que l’on puisse chercher à réduire la menace d’une telle altérité intime en la localisant à un « prochain » qui, comme Freud le suggère, représente par excellence « mon ennemi », est chose particulièrement partagée.
Cette altérité intime du prochain, le Talmud, comme tu ouvres la voie, en suggère la place en la figure du voisin interne. Cette place du voisin, chacun en recevrait l’héritage, dés la naissance, une place toujours libre, un espace interne « à côté », un lieu intérieur toujours disponible pour de l’autre, une offre d’hospitalité. Psyché est étendue à l’autre, offerte à de l’autre. Même question : à quoi le prochain ressemble-t-il ? À quel visage ? Ou plutôt à quelle absence de visage ressemble-t-il ? À partir de quelle étrangeté vient-il me dévisager, me rendre à ce point autre ?
Pourquoi l’amour du prochain m’est-il si cruel ? Puisque tu m’en donnes l’occasion, cher Patrick, je voudrais en profiter pour pousser un peu plus loin la question. Ici nous nous sommes déjà bien éloignés de la position freudienne, pour laquelle le prochain a déjà pris une consistance telle que celui-ci ne fait plus ou pas partie « des miens », de « mes proches », de ceux que mon narcissisme a élu comme dignes de mon amour. Le prochain est désormais un voisin qui a pris le visage de l’étranger, et à ce titre la morale dite civilisée me contraint cruellement de l’aimer. Autre forme de la politique de la dissuasion : ne suis-je pas moi-même « le prochain » de celui qui réagira de la même façon que moi, dans l’affrontement des egos narcissiques ?
Oui, je crois que nous nous sommes déjà nettement éloignés de cette position de Freud quand nous nous avançons du côté de cette altérité intime que « le prochain » vient dévisager en moi, non plus la présence d’un prochain insupportable parce que différent et me renvoyant à la menace qu’il ferait peser sur ma totalité narcissique, mais une présence trop proche du prochain. Pourquoi cet amour du prochain m’est-il si cruel ? Peut-être que « le prochain » ne fait pas partie de « mes proches » parce qu’il serait trop proche, qu’il m’est insupportable à moi-même. L’amour du prochain m’est cruel du fait de cette part commune que je hais, cette « chair » qui nous est commune et qui ne peut que me renvoyer à cette haine de soi, à cette volonté de m’auto-anéantir qui est mon « propre ». L’amour du prochain m’est cruel non pas parce qu’il me renvoie à ma revendication de Narcisse, comme le suggère Freud, mais parce qu’il relancerait le désir de non-désir qui œuvre au cœur de mon amour-propre. C’est cette « chair » de la haine de soi qui nous est commune, et c’est celle qui fut « sacrifiée » dans la chair de l’Homme crucifié, comme dans la chair des juifs exterminés dans les camps de la mort, sous les figures de l’Autre radical et radicalement étranger.
Alors oui, il y a une certaine cruauté que je partage ici avec toi et probablement avec le lecteur qui a ta perspicacité. Mais faisons un pas de plus pour nous retrouver au bord de la source où Narcisse se meurt d’épuisement, d’anorexie et d’insomnie. Il me semble en effet que le mythe interprété par Ovide renvoie plus à cette mort par épuisement qu’à la chute de Narcisse dans son propre reflet. Car ce qui s’effondre dans le piège narcissique, c’est bien la fonction du miroir interne à constituer un regard dans lequel le moi à la fois s’aliène, mais se rassemble en même temps. C’est bien pourquoi Narcisse n’en finit pas d’aller y chercher une image qu’il ne trouve jamais. C’est aussi ce que je voulais dire en proposant une autre interprétation du mythe : l’effondrement de la fonction spéculaire de la surface réfléchissante devient œil troué où Narcisse insomniaque se perd, bouche dévorante dans laquelle l’anorexique tombe. Oui, en effet, comme tu le soulignes, le rendez-vous avec l’emprise maternelle est inévitable, sous le masque funéraire de la beauté éternelle du Narcisse. Cette minéralité du beau, sous le regard interne d’une Gorgô pétrifiante, tu l’explores magnifiquement dans tes sculptures. Ne serait-ce pas une belle question à proposer pour une réflexion partagée avec d’autres, et ce en débat avec Freud pour qui la psychanalyse n’aurait rien à dire du beau ?
Mais c’était là une parenthèse… Pour revenir à ton pas suivant qui d’ailleurs n’est pas si éloigné puisqu’il s’agit du visuel, de ce primat du visuel sous lequel Freud place le principe de culture, comme il aura précédemment placé la question de la différence des sexes et de la féminité : le primat du visuel y rencontre le primat phallique sous le signe duquel s’organise la différence sexuelle. Question que nous ne pouvons pas ne pas ouvrir à notre tour, qui ferait d’un principe de culture étayé sur le primat du visuel le prolongement du phallocentrisme de la théorie freudienne de la sexualité. Autrement dit que penser d’un principe de culture qui vienne reconduire la souveraineté d’une théorie phallique de la sexualité humaine ? Question ouverte à d’autres débats… Question pour laquelle j’ai néanmoins suggéré quelques pistes, comme tu le rappelles, à propos du refoulement d’un originaire pré-culturel portant sur l’olfactivité et ce qui, du côté de l’analité, renvoie à une destructivité pulsionnelle et à ses destins auto-destructeurs, à travers la honte et la haine de soi. Quelles relations un tel refoulement dit organique entretient-il avec ce que Freud désignait comme masochisme féminin ? C’est un prolongement que je te proposerais volontiers, cher Patrick pour de futurs échanges…
Mais pour l’instant allons un peu plus loin dans ta lecture. Comment vivre en permanence dans la conscience de sa propre mort, quand l’environnement se trouve lui-même saturé de mort ? Ce que tu relèves là avec le foisonnement de tes interrogations, m’amène à revenir sur les conditions de refoulement de « l’originaire » ( je m’explique sur les raisons de ces guillemets) à partir des situations où le réel catastrophique tant individuel que collectif rend caduques ces conditions. C’est d’ailleurs ce qui nous amène, bien souvent, dans notre clinique, à constater que le travail psychique dans la cure ne relève pas, prioritairement, d’une levée des refoulements secondaires, comme il est classique de le considérer, mais comme constructions préalables de refoulements jusque là totalement défaillants. En d’autres termes il s’agit d’un travail de psychisation en après-coup d’évènements encore non arrivés du point de vue de la réalité psychique inconsciente. La fonction discriminante des refoulements fabriquant de « l’originaire » est toujours en devenir. Et à ce titre certains évènements privés mais aussi collectifs nous laissent dans un hors-temps, hors-langue, hors –sens qui sidèrent et qui rendent fous. C’est dans ce sens que j’ai pu écrire qu’habiter un monde et un corps en permanente menace de disparition imminente est rigoureusement invivable, au sens où c’est là une réalité qui ne peut donner lieu à aucune archivation inconsciente de ses traces.
J’ai bien conscience de ne pas répondre ici à la multiplicité de tes interrogations et en même temps j’ai conscience qu ‘elles m’ouvrent des possibilités nouvelles. Oui, pourquoi « penser avec le mal » et non pas « penser avec le pire » ? Je te suivrais volontiers dans les hypothèses que tu me proposes, quant à ce titre qui en effet est venu s’imposer à moi, en toute fin de l’écriture de mon livre. Il y a bien dans « L ‘ivresse » quelque chose d’une déprise, d’un désaisissement qui s’oppose à la maîtrise objectivante de la jouissance, même si la jouissance rejoint aussi l’ivresse en ce qu’elle outrepasse les intérêts du moi en sa conservation, dans un déchaînement sans frein de sa destructivité. Quant au « pire », vient-il, comme tu le suggères, menacer « le mal », en constituer la surenchère énigmatique du côté d’un imprévisible qui échappe à toutes les catégories morales et philosophiques qui encadrent habituellement « le mal » ? Décidemment pour moi aussi, cher Patrick, la force d’attraction de mon titre est celle de l’énigme… En tout cas, comme tu le dis si bien, « L’ivresse du pire » est aussi « ma route », mais je sais aujourd’hui que je n’y suis pas à l’évidence sans compagnon.
Ghyslain