Livre
MIJOLLA-MELLOR S. de, Le choix de la sublimation, Paris, Le fil rouge, PUF, 2009

Née de l'insatisfaction imposée par une civilisation qu'elle a elle-même contribué à générer, la sublimation est au centre de la réflexion sur la modernité dans sa dimension culturelle, éthique et politique.
Ce concept nodal en psychanalyse, complexe voire contradictoire, est indispensable car il concerne tous les domaines qui dépassent le travail répétitif de l'auto-conservation. Aussi la sublimation fleurit-elle dans l'esthétique, le plaisir de pensée, les raffinements de la culture et toutes les élaborations qui répondent au besoin fondamental de sens. Définie par Freud comme l'un des « destins de la pulsion », elle n'en demeure pas moins un choix du sujet, ce qui en fait un opérateur fondamental du projet humain.
Nous sommes les acteurs de nos choix, même inconscients, au même titre que nous sommes les auteurs de nos rêves, même absurdes. Sublimer est en fait l'une des directions vers lesquelles s'orientent nos réalisations pulsionnelles au quotidien lors-qu'elles rencontrent un obstacle qui les empêche de suivre le chemin le plus direct. Pourquoi sublime-t-on ? Comment ? Dans quels domaines ? Avec quelles conséquences ? Quels bénéfices individu et société peuvent-ils en attendre ? L'auteur promène ses interrogations dans de multiples domaines allant de l'amour à la parentalité, de l'art à l'esthétisme pervers, de l'humour à la philosophie, de l'idéal héroïque à la transcendance religieuse.
429 pages.
LE CHOIX DE LA SUBLIMATION
Conférence débat 10 Octobre 2009
Cet après midi de travail avec Sophie de Mijolla sur « Le choix de la sublimation » était propice à penser rêver; des interrogations venues au fil de l’écoute nous faisaient voyager dans diverses théorisations, productions culturelles, et même la vie quotidienne.
La conférence de Sophie de Mijolla, riche d’une pensée nourrie d’une longue réflexion sur le sujet, a été suivie de trois interventions : René Péran abordant ce concept par rapport au travail de l’analyste dans sa pratique avec ses patients, Jean-Claude Guillaume se référant davantage à l’analyse avec les enfants et aux modèles de la construction psychique, Robert Colin faisant ressortir la notion d’idéal d’action à partir de deux références culturelles.
Il était donc question de cerner le concept de sublimation dans les registres où ce processus est à l’œuvre, de montrer comment il s’agit d’un choix et d’en exposer le mécanisme.
Compte rendu de la conférence de Sophie de MIJOLLA
Dans un premier temps, la conférencière s’attache à définir ce que recouvre ce concept de sublimation, à partir des premières définitions qu’en donne Freud.
La sublimation est l’un des destins de la pulsion, les autres étant le refoulement, le renoncement ou la satisfaction pulsionnelle directe. Elle est l’une des voies possibles de la transformation de la pulsion. Elle touche à son but et à son objet. « Elle apporte à la fois la satisfaction de la réalisation pulsionnelle, à laquelle s’ajoute comme effet un surcroît d’estime de soi sans laquelle cette réalisation serait vécue comme aliénante. » Pour Freud la sublimation s’accompagne de l’anoblissement des contenus, ce qui la rapproche de l’idéalisation, mais il dit aussi qu’il ne faut pas les confondre. C’est un mouvement subjectif qui se fait au nom du plaisir que le sujet va y trouver et ne dépend pas d’un jugement de valeur extérieur, qui ne viendra (ou pas) que dans un deuxième temps, ni de la nature de l’activité. Cette dimension du plaisir la rapproche de la perversion dans la mesure où, au départ, ni la sublimation, ni la perversion n’entrent dans un système éthique.
Mais elle a aussi une ressemblance avec le jeu enfantin, « partageant sa liberté, sa gratuité et son sérieux. »
Si la sublimation est un des destins de la pulsion, elle est aussi « un choix du sujet »; choix dans la mesure où la sublimation est ouverte à tout moment (de même qu’est également possible la désublimation). « Les patients en analyse viennent découvrir et reconnaître les déterminations inconscientes qui les dépassent et les mènent, les reconnaître pour y repérer le moment où eux- et personne d’autre à leur place-ont décidé d’y glisser ». Les choix de la névrose ou le saut dans le somatique se font sans nous, le travail psychanalytique permettrait de les modifier, de faire en sorte que d’autres voies soient possibles, mais il n’y a pas toujours effet de changement, reste une meilleure connaissance de soi. « C’est toujours d’Éros que provient la sublimation, mais il n’a pas toujours la possibilité de l’imposer », dit S. De Mijolla (dans « La sublimation » Que sais-je ? au chapitre sur la sublimation de l’agressivité). La sublimation est l’une de ces voies ouvertes par le travail psychanalytique, sans en être le but: « Le but de la psychanalyse est donc bien la levée des refoulements; le reste, la sublimation et, dirait-on avec Lacan, la guérison, viennent « de surcroît », c’est à dire non pas comme un luxe inutile mais comme une possibilité qui s’ouvre sans être visée directement comme telle. »(« Travail de l’analyse et sublimation » dans « Le choix de la sublimation » p.324).
De quoi procède la sublimation?
La théorisation de Freud ne suffit pas à cerner ce concept de sublimation, même si à une première définition de la sublimation comme désexualisation du but de la pulsion et valorisation sociale de l’objet, une autre suivra : sublimation par l’intermédiaire d’un retournement de la libido sur le Moi pour ensuite être réinvestie sur un autre objet, ce que Freud rapproche du processus de deuil. Ce qui est mis en jeu dans le choix de la sublimation est du même ordre que le travail psychique du deuil, « le même mouvement qui conduit non seulement à redistribuer les investissements objectaux, mais aussi à remodeler l’équilibre interne du Moi lui-même ». Ce qui est inaugural dans le processus de sublimation, ce qui est perdu, ce n’est pas l’objet d’amour selon la dynamique de l’étayage qui fait choisir à l’infini des substituts de « la mère qui nourrit » et du « père qui protège », mais « c’est le Moi lui-même sous la forme de son instance primitive omnipotente infantile telle qu’elle perdure chez l’adulte: le Moi-Idéal ». Ce qui a été perdu c’est la qualité idéale du Moi.
« His majesté the baby » est appelé à choir de son piédestal de façon plus ou moins progressive, plus ou moins accidentelle, et tendra toute sa vie vers des retrouvailles impossibles.
Le Moi-Idéal subit toutes les blessures narcissiques qui ne manquent pas de survenir au contact de la réalité venant douloureusement lui rappeler « sa petitesse qu’il vit alors d’une manière névrotique comme une distance impossible qui le sépare de lui-même. »(« Le choix de la sublimation » Sophie de Mijolla, p 406)
A partir de là divers choix sont possibles:
Choix de l’inhibition par rapport au Moi Idéal; choix de la névrose obsessionnelle; de l’idéalisation; de l’aliénation; de l’addiction; choix paranoïaque; choix délirant; choix pervers.
La sublimation est un autre type de choix, qui permet de « substituer au Moi- Idéal, qui s’est avéré illusoire, un objet, une activité, une œuvre que le Moi donnera pour sienne. »(« Le choix de la sublimation », S. De Mijolla p.354) Cette image nouvelle d’un Moi en devenir tend à remplacer non l’objet idéal mais le Moi Idéal, s’imposant au Surmoi comme moyen de gagner son estime.
Le processus sublimatoire s’inscrit dans une durée et dans l’espace d’un travail : investissement d’un temps futur et du travail pour y parvenir, identification à un projet auquel, tenant compte d’un principe de réalité, il va falloir ajouter la recherche des moyens pour le mener à bien.
S. de Mijolla termine sa conférence en disant que dans la sublimation il ne s’agit pas tant de l’abstinence sexuelle que de « l’abstinence de l’âme qui sait préférer la quête de la vérité plutôt que la vérité toute faite », ce qui suppose le deuil des certitudes.
Discussion et commentaire
La discussion s’engage à partir d’un commentaire sur le jeu dans le travail avec les enfants. Dans ce domaine, la sublimation est indissociable du jeu. Celui-ci fait en général appel à la manipulation des objets matériels.
On peut voir des mouvements sublimatoires dans la psychose et même dans l’autisme, avec mise en œuvre des auto-érotismes. Un exemple clinique en est donné : le cas d’un enfant psychotique qui, de répétition en répétition, avec la compétence qu’il avait de passer de mode en mode, comme de mettre en tableaux toutes ses connaissances, finit par dire au psychiatre un jour qu’il a calculé la quantité d’amour qu’il y a entre le directeur (son thérapeute) et lui (le psychiatre) sous forme d’un pourcentage. Ainsi le fantasme sexuel, qui est celui de l’enfant, a fini par trouver un chemin pour s’exprimer et pour être pensé à travers des objets de sublimation qui étaient dans ce cas des concepts.
C’est grâce au dispositif thérapeutique, à l’attention et à l’écoute d’un autre, mais aussi, dans ce cas, à la présence d’un troisième dans l’institution, que les auto-érotismes ont pu subir une transformation qui en elle-même procède de mouvements sublimatoires successifs.
Une autre séquence clinique est évoquée, dans laquelle on peut voir que le mouvement sublimatoire a pu se produire à la faveur d’une levée du refoulement dans la situation analytique.
A la question posée :" comment penser la sublimation dans le rapport transférentiel?", S. de Mijolla nous renvoie au chapitre « Travail de l’analyste et sublimation » dans son livre et ajoute une remarque : le transfert implique en permanence la sublimation ; la sublimation doit être présente d’abord chez le psychanalyste, sinon c’est qu’il ne s’intéresse pas ou bien qu’il cherche la confirmation de sa théorie. Il est souhaitable que le psychanalyste soit capable de remettre en chantier les certitudes qui l’ont amené dans le fauteuil avec chaque analysant, de les remettre en jeu dans chaque cas. La sublimation implique en même temps une extrême déréliction (qui correspond à ce que peut vivre l’enfant à l’instant où il réalise que le Moi Idéal s’écroule). Cela ne peut marcher que s’il y a plaisir partagé.
Une brève discussion s’engage sur le processus de sublimation et « les sublimations »: Le processus comme capacité de réception et de transformation par un aller retour dans la dimension transféro/contre-transférentielle; les sublimations comme instants qui se succèdent, avec des choix, des options, et ce qui va être déposé à l’issue du choix et son devenir. La chose créée fait peur à son créateur par rapport à son devenir de créateur ; va-t-il se figer dans l’objet créé, comme dans le mythe de Pygmalion, ou continuer la recherche?
On peut dire que le processus de sublimation s’inaugure du manque et, à propos de l’exemple choisi par Lacan: l’activité du potier qui, en même temps que le bord du vase, crée le vide central, on pourrait citer S. de Mijolla: « Loin d’épuiser la source libidinale où elle puise l’énergie sublimée, la sublimation l’entretiendrait au fur et à mesure, assurant une sorte de néogenèse de l’énergie. » (Dans « La sublimation » Coll. Que sais-je ?)
Enfin une référence littéraire qui illustre remarquablement comment ce processus de sublimation en tant que, chez l’auteur, projet d’écriture, s’est initié : on ne peut que relire Proust avec plaisir dans le premier chapitre de « Combray » ( « A la recherche du temps perdu »), autour du « baiser de maman », puis de ce moment unique de la lecture de "François le Champi" et du deuil douloureux qui doit en être fait. Le projet d’écriture, l’écriture, lui permet de retrouver cette trace, de recréer ce qui, sinon, ne cesserait pas de se dérober.
Compte rendu de l’intervention de R. Péran (voir aussi l'article : L'IMMUABLE CONTINUITÉ DE L'ÊTRE)
L’immuable continuité de l’être)
René Péran, dans son intervention, va théoriser à partir du lien qu’il établit entre sa réflexion sur le processus de sublimation tel que Sophie de Mijolla en parle dans son livre, et la clinique psychanalytique, à partir d’un moment particulier d’une cure analytique.
Il commence par évoquer la difficulté d’attribuer au phénomène sublimatoire des « contours métapsychologiques » ; il s’agirait pourtant d’une dynamique essentielle dans la cure. Nous sommes parfois confrontés à certaines formes de destructivité qui peuvent, ou non, trouver dans la rencontre transfert/contre-transfert une issue favorable au déroulement de la cure.
De surprenants mouvements de la cure, instaurant ou renforçant un principe de plaisir, permettraient cela. En effet, comme le dit S. de Mijolla : « Sublimer la pulsion de destruction implique que le processus sublimatoire s’applique non pas au matériel libidinal attaché à Thanatos mais à ce qu’Éros en fait. »
C’est d’un tel mouvement sublimatoire dans le transfert/contre-transfert, avec une patiente s’appuyant sur l’humour pour se dégager de l’emprise maternelle, que R. Péran va faire état dans son exposé clinique.
Sa réflexion l’amène à repenser la notion de transformation qu’opère le processus de sublimation au niveau de l’objet, de la pulsion et des liens intersubjectifs « qui passent aussi par une transformation de l’autre »
La libido, retirée à son objet sexualisé puis rabattue sur le Moi et travaillée par celui-ci, serait l’objet d’une « transmutation » ( à ne pas confondre ave symbolisation). R.P. cherche à se représenter ce que peut être cette transmutation. Le processus sublimatoire, dit-il, évoquerait plutôt une concomitance, une coprésence ou une rencontre hallucinatoire entre un donné et un construit-ou plutôt un interprété.
Mais le mouvement sublimatoire n’est pas une simple irruption hallucinatoire, ni même la capture et le bornage par contrainte de cette hallucination dans un objet idéalisé ou un fétiche. On pourrait parler de « trouvé-créé » ; dans ce cas le produit de la sublimation serait un objet présenté par l’Autre, comme la mère présente le sein dans ce mouvement où le sujet est en train de l’halluciner, faisant naître chez l’enfant l’illusion de l’avoir créé. La libido est suffisamment mobile pour ne pas adhérer à la matérialité des objets, elle investit la représentance de la pulsion plus que les objets proprement dits. C’est la représentation qui est l’objet de la libido désexualisée, laissant les objets utilisés dans leur matérialité pour ce qu’ils sont, ce qui explique le caractère substituable des objets. Il est nécessaire pour cela d’avoir renoncé à la dimension hallucinatoire qui rive la représentation à l’objet qu’elle représente, ce que Pygmalion et « l’homme au sable » ne peuvent pas faire, l’animisme prenant le pas sur le rapport suffisamment distancié qu’un créateur doit avoir avec sa création.
Si l’illusion première du « trouvé-créé » est nécessaire, la désillusion l’est tout autant et va accompagner le processus de désidéalisation
Dans le cas clinique présenté, il décrit un moment sublimatoire dans lequel l’acceptation d’une modification du cadre temporel, « reprise, différée, réservée » (ce qu’il appelle une « séduction bien tempérée ») a joué un rôle. La représentation idéalisée de l’analyste ne met pas sa patiente à l’abri de la déception occasionnée par l’introduction de cette temporalité. La satisfaction différée, le maintien du cadre par ailleurs et de la règle fondamentale risquaient dans ce cas de générer le morcellement, voire de déchaîner la destructivité. » Car « dans cette opération de désidéalisation, ce qui est délicat c’est précisément le « Négatif », l’effet du non-sexuel non-lié contenu jusque là par des agis.» L’intérêt soutenu de l’analyste, son écoute, l’investissement des images proposées par la patiente ont permis que « nous expérimentions l’illusion de nous comprendre ». La « détachabilité » passe par cette « continuité de la représentance » et suppose l’appui sur une figure du tiers que l’analyste a représentée « sous la forme combinée d’une séduction tempérée et d’un obstacle garant de l’expérience analytique. »
Cette position tierce de l’analyste est nécessaire au transfert de la représentance sur la parole en séance, mais ne suffit pas à en rendre compte. Se trouve aussi convoqué, à ce moment charnière de la cure en question, le surmoi dont parle Sophie de Mijolla dans son livre: « Un surmoi paternel qui protège », Surmoi qui se laisse quelque peu distendre dans ses limites, donnant le sentiment d’être compris.
L’issue sublimatoire - et non la fusion ou l’arrachement d’avec l’objet idéalisé - reposerait sur cet aspect du Surmoi acceptant la dimension transgressive de la psychanalyse qui porte sur la représentance : « on peut tout penser, tout se représenter, à condition de contrinvestir l’agir ».
R. Péran souligne enfin l’importance de la régression formelle de la pensée, « travail sur la représentance à deux psychismes régressés », qui produit une « chimère » au sens de De M’Uzan où ce qui surgit de la rencontre du langage pictural et du langage de l’interprète (Piera Aulagnier) aboutit à des représentations-objets utilisables dans l’analyse. Ce biais de la régression viserait-il à retrouver un langage fondamental qui réunirait l’analysant et l’analyste autour d’un même éprouvé de fusion ?
Ce type de rencontre permet de contre-investir la détresse liée à la prise de distance d’avec l’objet idéalisé.
Ces mouvements sublimatoires dans l’analyse permettent de « relancer le plaisir de penser propre à la visée investigatrice de l’analyse ». R.Péran conclut par une citation de Raymond Cahn considérant que le processus sublimatoire dans la cure est une aide précieuse au « Transfert sur la parole » : « La parole dégage le Moi de la gangue hypnotique et de la confusion avec l’objet. » (Raymond Cahn, RFP LV 091)
Discussion et commentaire
La discussion qui suit cette intervention porte sur l’intérêt, pour l’analyste et pour sa patiente, de comprendre ce qu’elle essayait de faire passer de manière très agressive, puis sous forme d’humour, intérêt qui induit autre chose chez la patiente, par une transmutation.
Importance de l’investissement de l’écoute chez l’analyste. La sublimation serait liée à ce qui a pu se transmuer à la faveur de la capacité sublimatoire de l’analyste. Car le risque, souligne R.Péran, c’est l’ennui, il fallait ne pas se désintéresser, condition pour qu’ait lieu le travail de transfert/contre-transfert qui prépare le mouvement sublimatoire.
Dans le moment clinique évoqué, il s’agit de ce que permet la patiente, par son investissement de la parole (indissociable de l‘investissement de l‘écoute de l‘autre, l‘analyste) : du dire d’un acte « sous-tendu par l’humour » et remplaçant l’acte : « elle se contentera de m’en parler avec cette capacité nouvelle à sortir d’elle même ». Il semble que l’acte en question est devenu de l’humour après coup, entre les deux protagonistes de la situation analytique, parce que l’analyste l’a entendu et soutenu comme tel, grâce à l’interprétation qui en a été faite, et aussi à ce qu’on pourrait appeler la bisexualité psychique de l’analyste.
Moments de trouvaille, d’invention à deux, accordage et décalage, surprise face à de l’inconnu, de l’étrange, qui saisissent l’analysant aussi bien que l’analyste et tissent dans la parole un vêtement séparateur supportable.
Résumé de l’intervention de J.C. Guillaume
La sublimation. Voir aussi l'article : "À PROPOS DU CHOIX DE LA SUBLIMATION"
Le livre dense et argumenté de Sophie de MIJOLLA peut laisser, après lecture, face à un paradoxe : d’un côté l’importance de la sublimation dans la pensée psychanalytique, de l’autre la difficulté de l’inscrire en tant que mécanisme, dans la cure elle-même… Une « présence-absence » stimulante pour la pensée et générant les quelques associations suivantes, issues de la rencontre avec le texte, à la fois remarques et questions…
La sublimation apparaît, au fil des pages, comme un concept très imprégné du mythe judéo-chrétien : passage du solide au gazeux dans son origine chimique, mais aussi du corps à l’esprit, élévation depuis le sol, le limon, nous renvoyant à l’origine de l’homme… Pourrait-on l’entendre alors comme ouverture des voies de la psyché, dans le modèle de civilisation qui est le nôtre, invitant à la spiritualité, mais, précisément, au prix d’un effacement du sexuel… Cette forte valence culturelle de la sublimation lui donnerait alors une valeur de contenant pour tous les mécanismes concourant à la construction psychique : symbolisation, abstraction, idéalisation, les côtoyant tous, sans pour autant s’y substituer. Point d’aboutissement d’une pensée civilisée, elle deviendrait alors le lieu des objets culturels, quelle que soit leur nature, capable de permettre à chacun de s’inscrire dans le monde qui l’entoure. Le choix, dans sa dimension consciente et inconsciente, conduirait chaque individu vers un modèle de « civilisation » particulier… On peut comprendre alors certaines positions de FREUD, associant sublimation et désexualisation, même si la clinique d’aujourd’hui nous montre bien que tout investissement d’objet garde une dimension sexuée ; seule change la nature et la forme, voire l’utilisation de l’objet et le rapport à la jouissance qu’il autorise. En reposant clairement cet aspect essentiel, Sophie de MIJOLLA interroge aussi le mécanisme sublimatoire, en particulier dans ses rapports à la perversion ; d’où cette autre question : la perversion utilise-t-elle les « objets de la sublimation » comme appui pour affirmer sa théorie du monde, le mécanisme sublimatoire lui-même s’engageant davantage dans une construction différenciée, complexe, où le choix autoriserait un certain degré de « fantaisie »… L’hypothèse terminale du livre, caractérisant le mécanisme sublimatoire comme un processus de ré-érection du moi dans le moi, grâce au travail de deuil du moi-idéal, apparaît tout à fait originale et pertinente, en résonance avec la clinique. Reste alors, pour le psychanalyste d’enfant, la question des origines de la sublimation, des conditions qui pourraient paraître nécessaires, sinon suffisantes, pour que le processus s’engage…
Pourrait-on penser alors à la transmodalité du bébé, capacité de passer d’un sens à un autre pour définir un objet, au transitionnel, dans ses rapports à l’environnement, proposant à l’enfant un autre-que-soi, pour qu’il puisse, durant l’absence garder la cohérence de son monde interne, à la symbolisation et à la transformation indispensable à la genèse d’un appareil à penser, à la pulsion épistémophilique, moteur du désir de connaître et de découvrir, mécanisme ouvert précocement par une fonction de pensée parentale riche et adaptée.
Autre interrogation : qu’en est-il de la sublimation chez l’analyste, des constructions de sa culture analytique, de ses théories, face à certains patients qui, tel l’aigle attaquant sans cesse le foie de Prométhée, pour reprendre les exemples du livre, mettent à mal la capacité de penser, de séance en séance ? Sans doute convient-il alors de désublimer, sans libérer les excès d’Héraclès, de déconstruire nos modèles, pour renouveler nos « choix » en restaurant le plaisir de penser et de sublimer au sein même du transfert…
Voici les quelques pensées et questions, inspirées par ce travail passionnant de Sophie de MIJOLLA qui en reprenant ce concept, ouvre à la réflexion des voies nouvelles.
J.C. GUILLAUME
Discussion et commentaire
La discussion s’engage sur le rapport de la sublimation à la perversion : dans la sublimation, comme dans la perversion, on prétend ne rien se laisser interdire par rapport à son plaisir ; c’est une réalisation qui contourne les interdits. Ce qui les différencie, nous dit Sophie de Mijolla, c’est qu’avec la perversion on est dans la fixité, le déni, le désaveu ; elle en donne des exemples : le mythe de Pygmalion, la littérature de Nabokoff ; tandis que la sublimation se développe dans l’ouverture, la transformation, l’accueil de l’inattendu, le renoncement à la maîtrise ; elle est beaucoup plus simple, directe, primaire, alors que la perversion est plus compliquée. La sublimation est, au départ, enfantine ; si l’adulte la pratique, c’est qu’il la retrouve. Ce que Winnicott envisage quand il dit que, d’une certaine manière, le travail chez l’adulte se situe dans le prolongement du jeu de l’enfant, ce qui rejoint la notion de transitionalité. Sophie de Mijolla nous donne l’exemple du passage d’un fonctionnement sublimatoire à un fonctionnement ou une utilisation perverse de l’objet de la sublimation, celui du hacker : il y a une part de sublimation dans le jeu, la recherche, puis son utilisation perverse par lui-même ou un autre.
Une autre façon de parler du mouvement de la sublimation serait qu’elle comporte la capacité à ce que quelque chose résiste au démantèlement dans ce moment où « je pense que je vais là, mais c’est par là, ailleurs que je vais. » Entre les deux il faut faire face au démantèlement. Par exemple dans la peinture, il y a transformation entre le projet initial et l’aboutissement. Comment comprendre ce terme de démantèlement ? Peut-être en le rapprochant de la désublimation, dont parle J.C. Guillaume, que l’analyste doit savoir accepter dans certains moments de cure analytique ; si on désublime, dit-il, que devient-on ? Surgissent des affects dans le contre-transfert et, dans le registre narcissique : « je n’ai rien à mettre à la place », une réaction dépressive là où il y aurait à créer dans le domaine du partageable. Le démantèlement serait-il lié au pulsionnel libéré dans ce moment d’égarement où l’inattendu nous déroute, dans lequel l’objet nous échappe? Résister au démantèlement serait-ce alors la capacité à se laisser travailler par ce qui, au fond, relève d’un choix inconscient ?
La sublimation est un mécanisme permanent, d’appui vivant, à réinstaller sans cesse.
Compte rendu de l’intervention de Robert COLIN
Sublimation et idéal d’action
R. Colin, reprenant deux références culturelles, Hamlet et Léonard de Vinci, analysées par S. de Mijolla dans son livre, met en évidence la notion d’ « idéal d’action » qui soutient le travail de sublimation.
La finalité de l’action, dit-il, comporte le déroulement de l’acte et l’aboutissement final, mais aussi les représentations-but conscientes et inconscientes et la formation d’idéal, « institution du Moi établi dans le Moi, qui concentre en un précipité d’identifications, les aspirations les plus puissantes. »
Pour Freud, Hamlet est un névrosé que la culpabilité œdipienne immobilise.
Hamlet diffère l’action qui lui est prescrite par le spectre, il ne lui obéit pas aveuglément, prend le temps de la réflexion, de la perlaboration, en lien avec les autres. Pourtant il finira par se jeter dans l’action finale et venger son père, au prix de la mort tragique de tous les protagonistes de la pièce, exception faite de son ami fidèle Horatio chargé de transmettre la vérité aux hommes.
R.Colin émet l’hypothèse que l’activité sublimatoire se situerait là autant dans l’accomplissement final de l’action que dans le temps préalable de perlaboration « si proche du travail de mélancolie où domine la déception. »
« L’idéal d’action de Hamlet est élevé et ne s’accoutume pas à un tel climat de trahison, de faux sentiments et de fausses amitiés. L’idéal d’action peut se confondre avec un idéal de grandeur et dévoiler alors une préoccupation conquérante dont l’envers serait la crainte de l’inhibition. Le choix devient alors celui du grand homme qui aspire à exercer une influence puissante sur les hommes et sur leur temps. Mais l’idéal d’action dans le champ de la sublimation ne peut-il pas contenir d’autres ambitions moins politiques et plus introspectives ? »
R. Colin porte ensuite son regard sur les peintres, en commençant par Léonard de Vinci et l’analyse que nous en donne Freud, d’après laquelle ce grand peintre aurait été un exemple d’inhibition qui touchait autant à sa vie sexuelle qu’à son activité artistique, paralysait son aptitude à décider et avait tendance, pourrait-on dire, à l’excès de prudence qui lui faisait différer l’action. Il choisit trois des hypothèses avancées par Freud dans son étude :
- l’hypothèse œdipienne, avec le jeu de construction identificatoire au père en négatif et à la mère en positif ;
- l’hypothèse pulsionnelle : Léonard était animé d’une passion transformée en poussée de savoir et passait plus de temps dans l’investigation que dans la réalisation de ses tableaux. Pour Freud, l’investigation aurait pris la place de l’action, de la création. Mais l’investigation serait-elle dénuée d’action ? Peut-être que Freud cherche à distinguer deux sortes de sublimations : la création artistique et l’investigation savante.
- l’hypothèse topique : la sublimation par l’intermédiaire du Moi, formulation que S. de Mijolla reprend et développe dans sa théorisation. Otto Rank, dans son article de 1911, Une contribution au narcissisme, parle de « lien profond entre l’art du portrait et une forme de sublimation de l’amour narcissique ».
Pour illustrer cette idée de sublimation de l’amour narcissique, R. Colin donne la parole aux peintres :
Léonard de Vinci : « Toute particularité de la peinture répond à une particularité du peintre lui-même…Il me semble qu’il faut penser que l’âme, qui régit et gouverne le corps, détermine aussi notre jugement avant même que nous l’ayons fait nôtre… ; ce jugement est si puissant qu’il meut le bras du peintre et l’oblige à se copier lui-même. »
Zoran Music : « Quand je peins un autoportrait, je ne le peins pas grâce à un miroir, mais il naît du centre, je me connais depuis mon centre. Si je me mettais en face d’un miroir, je ne copierais que le masque de moi-même. »
Discussion et commentaire
S. de Mijolla se demande pourquoi les psychanalystes n’ont pas eu le recul nécessaire pour s’opposer à Freud, pour dire qu’on ne peut parler d’inhibition chez Léonard. Freud se détourne de la voie plus lucrative et plus valorisée du médecin neurologue pour se laisser séduire par la psychanalyse, l’investigation psychanalytique ; il pense à lui quand il parle de Léonard de Vinci.
La discussion porte ensuite sur le désintérêt de Freud pour les peintres modernes, les musiciens et les surréalistes qui étaient pourtant ses contemporains. Il a une idée du « désemparement » produit par l’œuvre d’art sur le spectateur ou le lecteur, mais il dit que cela ne fonctionne pas ainsi pour lui. Comment Freud est-il malmené au point de vue des enjeux de la sublimation ? Pour lui il fallait que ce soit intégrable, rattachable à un langage scientifique. Freud s’intéressait à des domaines comme l’archéologie, la littérature, les mythes, les religions, dont il avait acquis les connaissances dans sa jeunesse. L’Italie, nous dit S. de Mijolla, était un lieu de retrouvailles par rapport à son enfance, C’est la jubilation de lui-même qu’il retrouvait dans ces œuvres anciennes.
Mais peut-on, même quand on s’appelle Freud, s’intéresser et approfondir dans tous les domaines ? C’était aussi, pour lui, une question de temps. Le désemparement, il l’éprouvait peut-être à certains moments dans son investigation de la psyché humaine. Il y avait, de plus, l’aspect politique de la psychanalyse : Freud cherchait, mais aussi il bouclait, maîtrisait. Les surréalistes risquaient de le sortir de là.
Sa cécité, dit S. de Mijolla, se manifestait surtout à l’égard de la musique, même ancienne, car, avec la musique, il courait le risque de l’irruption de l’affect en direct. Ce qu’il nous a donné nous permet de faire autre chose.
Suit une discussion reprenant l’aspect politique de la psychanalyse et le basculement possible de la sublimation dans la perversion. La psychanalyse fonctionne sur deux registres : d’une part la recherche et la prise en charge, le soin, d’autre part la mainmise politique. La correspondance était beaucoup un choix politique, il fallait convaincre, démontrer l’intérêt de la psychanalyse, sa légitimité, faire des adeptes ; dans beaucoup de ses écrits on peut voir Freud user d’une certaine prudence politique. Qu’en est-il actuellement ? On a hérité de cet aspect politique de la psychanalyse, on le reprend, on le remet en acte.
Dans le domaine de la psychanalyse, le jeu de la maîtrise constituerait-t-il un basculement pervers ?
Enfin une dernière touche artistique : les artistes rivalisent avec la psychanalyse au regard de la tentative de reconstruire le Moi dans le Moi.
R. Péran nous parle de Francis Bacon qui mettait une plaque de verre devant ses peintures pour que le spectateur puisse se refléter dans ses œuvres. Ce qui me semble être une bonne métaphore de ce qui s’est déroulé pendant cet après-midi de travail autour du « choix de la sublimation » avec Sophie de Mijolla.
Chantal Vénier
Conférence débat 10 Octobre 2009
Cet après midi de travail avec Sophie de Mijolla sur « Le choix de la sublimation » était propice à penser rêver; des interrogations venues au fil de l’écoute nous faisaient voyager dans diverses théorisations, productions culturelles, et même la vie quotidienne.
La conférence de Sophie de Mijolla, riche d’une pensée nourrie d’une longue réflexion sur le sujet, a été suivie de trois interventions : René Péran abordant ce concept par rapport au travail de l’analyste dans sa pratique avec ses patients, Jean-Claude Guillaume se référant davantage à l’analyse avec les enfants et aux modèles de la construction psychique, Robert Colin faisant ressortir la notion d’idéal d’action à partir de deux références culturelles.
Il était donc question de cerner le concept de sublimation dans les registres où ce processus est à l’œuvre, de montrer comment il s’agit d’un choix et d’en exposer le mécanisme.
Compte rendu de la conférence de Sophie de MIJOLLA
Dans un premier temps, la conférencière s’attache à définir ce que recouvre ce concept de sublimation, à partir des premières définitions qu’en donne Freud.
La sublimation est l’un des destins de la pulsion, les autres étant le refoulement, le renoncement ou la satisfaction pulsionnelle directe. Elle est l’une des voies possibles de la transformation de la pulsion. Elle touche à son but et à son objet. « Elle apporte à la fois la satisfaction de la réalisation pulsionnelle, à laquelle s’ajoute comme effet un surcroît d’estime de soi sans laquelle cette réalisation serait vécue comme aliénante. » Pour Freud la sublimation s’accompagne de l’anoblissement des contenus, ce qui la rapproche de l’idéalisation, mais il dit aussi qu’il ne faut pas les confondre. C’est un mouvement subjectif qui se fait au nom du plaisir que le sujet va y trouver et ne dépend pas d’un jugement de valeur extérieur, qui ne viendra (ou pas) que dans un deuxième temps, ni de la nature de l’activité. Cette dimension du plaisir la rapproche de la perversion dans la mesure où, au départ, ni la sublimation, ni la perversion n’entrent dans un système éthique.
Mais elle a aussi une ressemblance avec le jeu enfantin, « partageant sa liberté, sa gratuité et son sérieux. »
Si la sublimation est un des destins de la pulsion, elle est aussi « un choix du sujet »; choix dans la mesure où la sublimation est ouverte à tout moment (de même qu’est également possible la désublimation). « Les patients en analyse viennent découvrir et reconnaître les déterminations inconscientes qui les dépassent et les mènent, les reconnaître pour y repérer le moment où eux- et personne d’autre à leur place-ont décidé d’y glisser ». Les choix de la névrose ou le saut dans le somatique se font sans nous, le travail psychanalytique permettrait de les modifier, de faire en sorte que d’autres voies soient possibles, mais il n’y a pas toujours effet de changement, reste une meilleure connaissance de soi. « C’est toujours d’Éros que provient la sublimation, mais il n’a pas toujours la possibilité de l’imposer », dit S. De Mijolla (dans « La sublimation » Que sais-je ? au chapitre sur la sublimation de l’agressivité). La sublimation est l’une de ces voies ouvertes par le travail psychanalytique, sans en être le but: « Le but de la psychanalyse est donc bien la levée des refoulements; le reste, la sublimation et, dirait-on avec Lacan, la guérison, viennent « de surcroît », c’est à dire non pas comme un luxe inutile mais comme une possibilité qui s’ouvre sans être visée directement comme telle. »(« Travail de l’analyse et sublimation » dans « Le choix de la sublimation » p.324).
De quoi procède la sublimation?
La théorisation de Freud ne suffit pas à cerner ce concept de sublimation, même si à une première définition de la sublimation comme désexualisation du but de la pulsion et valorisation sociale de l’objet, une autre suivra : sublimation par l’intermédiaire d’un retournement de la libido sur le Moi pour ensuite être réinvestie sur un autre objet, ce que Freud rapproche du processus de deuil. Ce qui est mis en jeu dans le choix de la sublimation est du même ordre que le travail psychique du deuil, « le même mouvement qui conduit non seulement à redistribuer les investissements objectaux, mais aussi à remodeler l’équilibre interne du Moi lui-même ». Ce qui est inaugural dans le processus de sublimation, ce qui est perdu, ce n’est pas l’objet d’amour selon la dynamique de l’étayage qui fait choisir à l’infini des substituts de « la mère qui nourrit » et du « père qui protège », mais « c’est le Moi lui-même sous la forme de son instance primitive omnipotente infantile telle qu’elle perdure chez l’adulte: le Moi-Idéal ». Ce qui a été perdu c’est la qualité idéale du Moi.
« His majesté the baby » est appelé à choir de son piédestal de façon plus ou moins progressive, plus ou moins accidentelle, et tendra toute sa vie vers des retrouvailles impossibles.
Le Moi-Idéal subit toutes les blessures narcissiques qui ne manquent pas de survenir au contact de la réalité venant douloureusement lui rappeler « sa petitesse qu’il vit alors d’une manière névrotique comme une distance impossible qui le sépare de lui-même. »(« Le choix de la sublimation » Sophie de Mijolla, p 406)
A partir de là divers choix sont possibles:
Choix de l’inhibition par rapport au Moi Idéal; choix de la névrose obsessionnelle; de l’idéalisation; de l’aliénation; de l’addiction; choix paranoïaque; choix délirant; choix pervers.
La sublimation est un autre type de choix, qui permet de « substituer au Moi- Idéal, qui s’est avéré illusoire, un objet, une activité, une œuvre que le Moi donnera pour sienne. »(« Le choix de la sublimation », S. De Mijolla p.354) Cette image nouvelle d’un Moi en devenir tend à remplacer non l’objet idéal mais le Moi Idéal, s’imposant au Surmoi comme moyen de gagner son estime.
Le processus sublimatoire s’inscrit dans une durée et dans l’espace d’un travail : investissement d’un temps futur et du travail pour y parvenir, identification à un projet auquel, tenant compte d’un principe de réalité, il va falloir ajouter la recherche des moyens pour le mener à bien.
S. de Mijolla termine sa conférence en disant que dans la sublimation il ne s’agit pas tant de l’abstinence sexuelle que de « l’abstinence de l’âme qui sait préférer la quête de la vérité plutôt que la vérité toute faite », ce qui suppose le deuil des certitudes.
Discussion et commentaire
La discussion s’engage à partir d’un commentaire sur le jeu dans le travail avec les enfants. Dans ce domaine, la sublimation est indissociable du jeu. Celui-ci fait en général appel à la manipulation des objets matériels.
On peut voir des mouvements sublimatoires dans la psychose et même dans l’autisme, avec mise en œuvre des auto-érotismes. Un exemple clinique en est donné : le cas d’un enfant psychotique qui, de répétition en répétition, avec la compétence qu’il avait de passer de mode en mode, comme de mettre en tableaux toutes ses connaissances, finit par dire au psychiatre un jour qu’il a calculé la quantité d’amour qu’il y a entre le directeur (son thérapeute) et lui (le psychiatre) sous forme d’un pourcentage. Ainsi le fantasme sexuel, qui est celui de l’enfant, a fini par trouver un chemin pour s’exprimer et pour être pensé à travers des objets de sublimation qui étaient dans ce cas des concepts.
C’est grâce au dispositif thérapeutique, à l’attention et à l’écoute d’un autre, mais aussi, dans ce cas, à la présence d’un troisième dans l’institution, que les auto-érotismes ont pu subir une transformation qui en elle-même procède de mouvements sublimatoires successifs.
Une autre séquence clinique est évoquée, dans laquelle on peut voir que le mouvement sublimatoire a pu se produire à la faveur d’une levée du refoulement dans la situation analytique.
A la question posée :" comment penser la sublimation dans le rapport transférentiel?", S. de Mijolla nous renvoie au chapitre « Travail de l’analyste et sublimation » dans son livre et ajoute une remarque : le transfert implique en permanence la sublimation ; la sublimation doit être présente d’abord chez le psychanalyste, sinon c’est qu’il ne s’intéresse pas ou bien qu’il cherche la confirmation de sa théorie. Il est souhaitable que le psychanalyste soit capable de remettre en chantier les certitudes qui l’ont amené dans le fauteuil avec chaque analysant, de les remettre en jeu dans chaque cas. La sublimation implique en même temps une extrême déréliction (qui correspond à ce que peut vivre l’enfant à l’instant où il réalise que le Moi Idéal s’écroule). Cela ne peut marcher que s’il y a plaisir partagé.
Une brève discussion s’engage sur le processus de sublimation et « les sublimations »: Le processus comme capacité de réception et de transformation par un aller retour dans la dimension transféro/contre-transférentielle; les sublimations comme instants qui se succèdent, avec des choix, des options, et ce qui va être déposé à l’issue du choix et son devenir. La chose créée fait peur à son créateur par rapport à son devenir de créateur ; va-t-il se figer dans l’objet créé, comme dans le mythe de Pygmalion, ou continuer la recherche?
On peut dire que le processus de sublimation s’inaugure du manque et, à propos de l’exemple choisi par Lacan: l’activité du potier qui, en même temps que le bord du vase, crée le vide central, on pourrait citer S. de Mijolla: « Loin d’épuiser la source libidinale où elle puise l’énergie sublimée, la sublimation l’entretiendrait au fur et à mesure, assurant une sorte de néogenèse de l’énergie. » (Dans « La sublimation » Coll. Que sais-je ?)
Enfin une référence littéraire qui illustre remarquablement comment ce processus de sublimation en tant que, chez l’auteur, projet d’écriture, s’est initié : on ne peut que relire Proust avec plaisir dans le premier chapitre de « Combray » ( « A la recherche du temps perdu »), autour du « baiser de maman », puis de ce moment unique de la lecture de "François le Champi" et du deuil douloureux qui doit en être fait. Le projet d’écriture, l’écriture, lui permet de retrouver cette trace, de recréer ce qui, sinon, ne cesserait pas de se dérober.
Compte rendu de l’intervention de R. Péran (voir aussi l'article : L'IMMUABLE CONTINUITÉ DE L'ÊTRE)
L’immuable continuité de l’être)
René Péran, dans son intervention, va théoriser à partir du lien qu’il établit entre sa réflexion sur le processus de sublimation tel que Sophie de Mijolla en parle dans son livre, et la clinique psychanalytique, à partir d’un moment particulier d’une cure analytique.
Il commence par évoquer la difficulté d’attribuer au phénomène sublimatoire des « contours métapsychologiques » ; il s’agirait pourtant d’une dynamique essentielle dans la cure. Nous sommes parfois confrontés à certaines formes de destructivité qui peuvent, ou non, trouver dans la rencontre transfert/contre-transfert une issue favorable au déroulement de la cure.
De surprenants mouvements de la cure, instaurant ou renforçant un principe de plaisir, permettraient cela. En effet, comme le dit S. de Mijolla : « Sublimer la pulsion de destruction implique que le processus sublimatoire s’applique non pas au matériel libidinal attaché à Thanatos mais à ce qu’Éros en fait. »
C’est d’un tel mouvement sublimatoire dans le transfert/contre-transfert, avec une patiente s’appuyant sur l’humour pour se dégager de l’emprise maternelle, que R. Péran va faire état dans son exposé clinique.
Sa réflexion l’amène à repenser la notion de transformation qu’opère le processus de sublimation au niveau de l’objet, de la pulsion et des liens intersubjectifs « qui passent aussi par une transformation de l’autre »
La libido, retirée à son objet sexualisé puis rabattue sur le Moi et travaillée par celui-ci, serait l’objet d’une « transmutation » ( à ne pas confondre ave symbolisation). R.P. cherche à se représenter ce que peut être cette transmutation. Le processus sublimatoire, dit-il, évoquerait plutôt une concomitance, une coprésence ou une rencontre hallucinatoire entre un donné et un construit-ou plutôt un interprété.
Mais le mouvement sublimatoire n’est pas une simple irruption hallucinatoire, ni même la capture et le bornage par contrainte de cette hallucination dans un objet idéalisé ou un fétiche. On pourrait parler de « trouvé-créé » ; dans ce cas le produit de la sublimation serait un objet présenté par l’Autre, comme la mère présente le sein dans ce mouvement où le sujet est en train de l’halluciner, faisant naître chez l’enfant l’illusion de l’avoir créé. La libido est suffisamment mobile pour ne pas adhérer à la matérialité des objets, elle investit la représentance de la pulsion plus que les objets proprement dits. C’est la représentation qui est l’objet de la libido désexualisée, laissant les objets utilisés dans leur matérialité pour ce qu’ils sont, ce qui explique le caractère substituable des objets. Il est nécessaire pour cela d’avoir renoncé à la dimension hallucinatoire qui rive la représentation à l’objet qu’elle représente, ce que Pygmalion et « l’homme au sable » ne peuvent pas faire, l’animisme prenant le pas sur le rapport suffisamment distancié qu’un créateur doit avoir avec sa création.
Si l’illusion première du « trouvé-créé » est nécessaire, la désillusion l’est tout autant et va accompagner le processus de désidéalisation
Dans le cas clinique présenté, il décrit un moment sublimatoire dans lequel l’acceptation d’une modification du cadre temporel, « reprise, différée, réservée » (ce qu’il appelle une « séduction bien tempérée ») a joué un rôle. La représentation idéalisée de l’analyste ne met pas sa patiente à l’abri de la déception occasionnée par l’introduction de cette temporalité. La satisfaction différée, le maintien du cadre par ailleurs et de la règle fondamentale risquaient dans ce cas de générer le morcellement, voire de déchaîner la destructivité. » Car « dans cette opération de désidéalisation, ce qui est délicat c’est précisément le « Négatif », l’effet du non-sexuel non-lié contenu jusque là par des agis.» L’intérêt soutenu de l’analyste, son écoute, l’investissement des images proposées par la patiente ont permis que « nous expérimentions l’illusion de nous comprendre ». La « détachabilité » passe par cette « continuité de la représentance » et suppose l’appui sur une figure du tiers que l’analyste a représentée « sous la forme combinée d’une séduction tempérée et d’un obstacle garant de l’expérience analytique. »
Cette position tierce de l’analyste est nécessaire au transfert de la représentance sur la parole en séance, mais ne suffit pas à en rendre compte. Se trouve aussi convoqué, à ce moment charnière de la cure en question, le surmoi dont parle Sophie de Mijolla dans son livre: « Un surmoi paternel qui protège », Surmoi qui se laisse quelque peu distendre dans ses limites, donnant le sentiment d’être compris.
L’issue sublimatoire - et non la fusion ou l’arrachement d’avec l’objet idéalisé - reposerait sur cet aspect du Surmoi acceptant la dimension transgressive de la psychanalyse qui porte sur la représentance : « on peut tout penser, tout se représenter, à condition de contrinvestir l’agir ».
R. Péran souligne enfin l’importance de la régression formelle de la pensée, « travail sur la représentance à deux psychismes régressés », qui produit une « chimère » au sens de De M’Uzan où ce qui surgit de la rencontre du langage pictural et du langage de l’interprète (Piera Aulagnier) aboutit à des représentations-objets utilisables dans l’analyse. Ce biais de la régression viserait-il à retrouver un langage fondamental qui réunirait l’analysant et l’analyste autour d’un même éprouvé de fusion ?
Ce type de rencontre permet de contre-investir la détresse liée à la prise de distance d’avec l’objet idéalisé.
Ces mouvements sublimatoires dans l’analyse permettent de « relancer le plaisir de penser propre à la visée investigatrice de l’analyse ». R.Péran conclut par une citation de Raymond Cahn considérant que le processus sublimatoire dans la cure est une aide précieuse au « Transfert sur la parole » : « La parole dégage le Moi de la gangue hypnotique et de la confusion avec l’objet. » (Raymond Cahn, RFP LV 091)
Discussion et commentaire
La discussion qui suit cette intervention porte sur l’intérêt, pour l’analyste et pour sa patiente, de comprendre ce qu’elle essayait de faire passer de manière très agressive, puis sous forme d’humour, intérêt qui induit autre chose chez la patiente, par une transmutation.
Importance de l’investissement de l’écoute chez l’analyste. La sublimation serait liée à ce qui a pu se transmuer à la faveur de la capacité sublimatoire de l’analyste. Car le risque, souligne R.Péran, c’est l’ennui, il fallait ne pas se désintéresser, condition pour qu’ait lieu le travail de transfert/contre-transfert qui prépare le mouvement sublimatoire.
Dans le moment clinique évoqué, il s’agit de ce que permet la patiente, par son investissement de la parole (indissociable de l‘investissement de l‘écoute de l‘autre, l‘analyste) : du dire d’un acte « sous-tendu par l’humour » et remplaçant l’acte : « elle se contentera de m’en parler avec cette capacité nouvelle à sortir d’elle même ». Il semble que l’acte en question est devenu de l’humour après coup, entre les deux protagonistes de la situation analytique, parce que l’analyste l’a entendu et soutenu comme tel, grâce à l’interprétation qui en a été faite, et aussi à ce qu’on pourrait appeler la bisexualité psychique de l’analyste.
Moments de trouvaille, d’invention à deux, accordage et décalage, surprise face à de l’inconnu, de l’étrange, qui saisissent l’analysant aussi bien que l’analyste et tissent dans la parole un vêtement séparateur supportable.
Résumé de l’intervention de J.C. Guillaume
La sublimation. Voir aussi l'article : "À PROPOS DU CHOIX DE LA SUBLIMATION"
Le livre dense et argumenté de Sophie de MIJOLLA peut laisser, après lecture, face à un paradoxe : d’un côté l’importance de la sublimation dans la pensée psychanalytique, de l’autre la difficulté de l’inscrire en tant que mécanisme, dans la cure elle-même… Une « présence-absence » stimulante pour la pensée et générant les quelques associations suivantes, issues de la rencontre avec le texte, à la fois remarques et questions…
La sublimation apparaît, au fil des pages, comme un concept très imprégné du mythe judéo-chrétien : passage du solide au gazeux dans son origine chimique, mais aussi du corps à l’esprit, élévation depuis le sol, le limon, nous renvoyant à l’origine de l’homme… Pourrait-on l’entendre alors comme ouverture des voies de la psyché, dans le modèle de civilisation qui est le nôtre, invitant à la spiritualité, mais, précisément, au prix d’un effacement du sexuel… Cette forte valence culturelle de la sublimation lui donnerait alors une valeur de contenant pour tous les mécanismes concourant à la construction psychique : symbolisation, abstraction, idéalisation, les côtoyant tous, sans pour autant s’y substituer. Point d’aboutissement d’une pensée civilisée, elle deviendrait alors le lieu des objets culturels, quelle que soit leur nature, capable de permettre à chacun de s’inscrire dans le monde qui l’entoure. Le choix, dans sa dimension consciente et inconsciente, conduirait chaque individu vers un modèle de « civilisation » particulier… On peut comprendre alors certaines positions de FREUD, associant sublimation et désexualisation, même si la clinique d’aujourd’hui nous montre bien que tout investissement d’objet garde une dimension sexuée ; seule change la nature et la forme, voire l’utilisation de l’objet et le rapport à la jouissance qu’il autorise. En reposant clairement cet aspect essentiel, Sophie de MIJOLLA interroge aussi le mécanisme sublimatoire, en particulier dans ses rapports à la perversion ; d’où cette autre question : la perversion utilise-t-elle les « objets de la sublimation » comme appui pour affirmer sa théorie du monde, le mécanisme sublimatoire lui-même s’engageant davantage dans une construction différenciée, complexe, où le choix autoriserait un certain degré de « fantaisie »… L’hypothèse terminale du livre, caractérisant le mécanisme sublimatoire comme un processus de ré-érection du moi dans le moi, grâce au travail de deuil du moi-idéal, apparaît tout à fait originale et pertinente, en résonance avec la clinique. Reste alors, pour le psychanalyste d’enfant, la question des origines de la sublimation, des conditions qui pourraient paraître nécessaires, sinon suffisantes, pour que le processus s’engage…
Pourrait-on penser alors à la transmodalité du bébé, capacité de passer d’un sens à un autre pour définir un objet, au transitionnel, dans ses rapports à l’environnement, proposant à l’enfant un autre-que-soi, pour qu’il puisse, durant l’absence garder la cohérence de son monde interne, à la symbolisation et à la transformation indispensable à la genèse d’un appareil à penser, à la pulsion épistémophilique, moteur du désir de connaître et de découvrir, mécanisme ouvert précocement par une fonction de pensée parentale riche et adaptée.
Autre interrogation : qu’en est-il de la sublimation chez l’analyste, des constructions de sa culture analytique, de ses théories, face à certains patients qui, tel l’aigle attaquant sans cesse le foie de Prométhée, pour reprendre les exemples du livre, mettent à mal la capacité de penser, de séance en séance ? Sans doute convient-il alors de désublimer, sans libérer les excès d’Héraclès, de déconstruire nos modèles, pour renouveler nos « choix » en restaurant le plaisir de penser et de sublimer au sein même du transfert…
Voici les quelques pensées et questions, inspirées par ce travail passionnant de Sophie de MIJOLLA qui en reprenant ce concept, ouvre à la réflexion des voies nouvelles.
J.C. GUILLAUME
Discussion et commentaire
La discussion s’engage sur le rapport de la sublimation à la perversion : dans la sublimation, comme dans la perversion, on prétend ne rien se laisser interdire par rapport à son plaisir ; c’est une réalisation qui contourne les interdits. Ce qui les différencie, nous dit Sophie de Mijolla, c’est qu’avec la perversion on est dans la fixité, le déni, le désaveu ; elle en donne des exemples : le mythe de Pygmalion, la littérature de Nabokoff ; tandis que la sublimation se développe dans l’ouverture, la transformation, l’accueil de l’inattendu, le renoncement à la maîtrise ; elle est beaucoup plus simple, directe, primaire, alors que la perversion est plus compliquée. La sublimation est, au départ, enfantine ; si l’adulte la pratique, c’est qu’il la retrouve. Ce que Winnicott envisage quand il dit que, d’une certaine manière, le travail chez l’adulte se situe dans le prolongement du jeu de l’enfant, ce qui rejoint la notion de transitionalité. Sophie de Mijolla nous donne l’exemple du passage d’un fonctionnement sublimatoire à un fonctionnement ou une utilisation perverse de l’objet de la sublimation, celui du hacker : il y a une part de sublimation dans le jeu, la recherche, puis son utilisation perverse par lui-même ou un autre.
Une autre façon de parler du mouvement de la sublimation serait qu’elle comporte la capacité à ce que quelque chose résiste au démantèlement dans ce moment où « je pense que je vais là, mais c’est par là, ailleurs que je vais. » Entre les deux il faut faire face au démantèlement. Par exemple dans la peinture, il y a transformation entre le projet initial et l’aboutissement. Comment comprendre ce terme de démantèlement ? Peut-être en le rapprochant de la désublimation, dont parle J.C. Guillaume, que l’analyste doit savoir accepter dans certains moments de cure analytique ; si on désublime, dit-il, que devient-on ? Surgissent des affects dans le contre-transfert et, dans le registre narcissique : « je n’ai rien à mettre à la place », une réaction dépressive là où il y aurait à créer dans le domaine du partageable. Le démantèlement serait-il lié au pulsionnel libéré dans ce moment d’égarement où l’inattendu nous déroute, dans lequel l’objet nous échappe? Résister au démantèlement serait-ce alors la capacité à se laisser travailler par ce qui, au fond, relève d’un choix inconscient ?
La sublimation est un mécanisme permanent, d’appui vivant, à réinstaller sans cesse.
Compte rendu de l’intervention de Robert COLIN
Sublimation et idéal d’action
R. Colin, reprenant deux références culturelles, Hamlet et Léonard de Vinci, analysées par S. de Mijolla dans son livre, met en évidence la notion d’ « idéal d’action » qui soutient le travail de sublimation.
La finalité de l’action, dit-il, comporte le déroulement de l’acte et l’aboutissement final, mais aussi les représentations-but conscientes et inconscientes et la formation d’idéal, « institution du Moi établi dans le Moi, qui concentre en un précipité d’identifications, les aspirations les plus puissantes. »
Pour Freud, Hamlet est un névrosé que la culpabilité œdipienne immobilise.
Hamlet diffère l’action qui lui est prescrite par le spectre, il ne lui obéit pas aveuglément, prend le temps de la réflexion, de la perlaboration, en lien avec les autres. Pourtant il finira par se jeter dans l’action finale et venger son père, au prix de la mort tragique de tous les protagonistes de la pièce, exception faite de son ami fidèle Horatio chargé de transmettre la vérité aux hommes.
R.Colin émet l’hypothèse que l’activité sublimatoire se situerait là autant dans l’accomplissement final de l’action que dans le temps préalable de perlaboration « si proche du travail de mélancolie où domine la déception. »
« L’idéal d’action de Hamlet est élevé et ne s’accoutume pas à un tel climat de trahison, de faux sentiments et de fausses amitiés. L’idéal d’action peut se confondre avec un idéal de grandeur et dévoiler alors une préoccupation conquérante dont l’envers serait la crainte de l’inhibition. Le choix devient alors celui du grand homme qui aspire à exercer une influence puissante sur les hommes et sur leur temps. Mais l’idéal d’action dans le champ de la sublimation ne peut-il pas contenir d’autres ambitions moins politiques et plus introspectives ? »
R. Colin porte ensuite son regard sur les peintres, en commençant par Léonard de Vinci et l’analyse que nous en donne Freud, d’après laquelle ce grand peintre aurait été un exemple d’inhibition qui touchait autant à sa vie sexuelle qu’à son activité artistique, paralysait son aptitude à décider et avait tendance, pourrait-on dire, à l’excès de prudence qui lui faisait différer l’action. Il choisit trois des hypothèses avancées par Freud dans son étude :
- l’hypothèse œdipienne, avec le jeu de construction identificatoire au père en négatif et à la mère en positif ;
- l’hypothèse pulsionnelle : Léonard était animé d’une passion transformée en poussée de savoir et passait plus de temps dans l’investigation que dans la réalisation de ses tableaux. Pour Freud, l’investigation aurait pris la place de l’action, de la création. Mais l’investigation serait-elle dénuée d’action ? Peut-être que Freud cherche à distinguer deux sortes de sublimations : la création artistique et l’investigation savante.
- l’hypothèse topique : la sublimation par l’intermédiaire du Moi, formulation que S. de Mijolla reprend et développe dans sa théorisation. Otto Rank, dans son article de 1911, Une contribution au narcissisme, parle de « lien profond entre l’art du portrait et une forme de sublimation de l’amour narcissique ».
Pour illustrer cette idée de sublimation de l’amour narcissique, R. Colin donne la parole aux peintres :
Léonard de Vinci : « Toute particularité de la peinture répond à une particularité du peintre lui-même…Il me semble qu’il faut penser que l’âme, qui régit et gouverne le corps, détermine aussi notre jugement avant même que nous l’ayons fait nôtre… ; ce jugement est si puissant qu’il meut le bras du peintre et l’oblige à se copier lui-même. »
Zoran Music : « Quand je peins un autoportrait, je ne le peins pas grâce à un miroir, mais il naît du centre, je me connais depuis mon centre. Si je me mettais en face d’un miroir, je ne copierais que le masque de moi-même. »
Discussion et commentaire
S. de Mijolla se demande pourquoi les psychanalystes n’ont pas eu le recul nécessaire pour s’opposer à Freud, pour dire qu’on ne peut parler d’inhibition chez Léonard. Freud se détourne de la voie plus lucrative et plus valorisée du médecin neurologue pour se laisser séduire par la psychanalyse, l’investigation psychanalytique ; il pense à lui quand il parle de Léonard de Vinci.
La discussion porte ensuite sur le désintérêt de Freud pour les peintres modernes, les musiciens et les surréalistes qui étaient pourtant ses contemporains. Il a une idée du « désemparement » produit par l’œuvre d’art sur le spectateur ou le lecteur, mais il dit que cela ne fonctionne pas ainsi pour lui. Comment Freud est-il malmené au point de vue des enjeux de la sublimation ? Pour lui il fallait que ce soit intégrable, rattachable à un langage scientifique. Freud s’intéressait à des domaines comme l’archéologie, la littérature, les mythes, les religions, dont il avait acquis les connaissances dans sa jeunesse. L’Italie, nous dit S. de Mijolla, était un lieu de retrouvailles par rapport à son enfance, C’est la jubilation de lui-même qu’il retrouvait dans ces œuvres anciennes.
Mais peut-on, même quand on s’appelle Freud, s’intéresser et approfondir dans tous les domaines ? C’était aussi, pour lui, une question de temps. Le désemparement, il l’éprouvait peut-être à certains moments dans son investigation de la psyché humaine. Il y avait, de plus, l’aspect politique de la psychanalyse : Freud cherchait, mais aussi il bouclait, maîtrisait. Les surréalistes risquaient de le sortir de là.
Sa cécité, dit S. de Mijolla, se manifestait surtout à l’égard de la musique, même ancienne, car, avec la musique, il courait le risque de l’irruption de l’affect en direct. Ce qu’il nous a donné nous permet de faire autre chose.
Suit une discussion reprenant l’aspect politique de la psychanalyse et le basculement possible de la sublimation dans la perversion. La psychanalyse fonctionne sur deux registres : d’une part la recherche et la prise en charge, le soin, d’autre part la mainmise politique. La correspondance était beaucoup un choix politique, il fallait convaincre, démontrer l’intérêt de la psychanalyse, sa légitimité, faire des adeptes ; dans beaucoup de ses écrits on peut voir Freud user d’une certaine prudence politique. Qu’en est-il actuellement ? On a hérité de cet aspect politique de la psychanalyse, on le reprend, on le remet en acte.
Dans le domaine de la psychanalyse, le jeu de la maîtrise constituerait-t-il un basculement pervers ?
Enfin une dernière touche artistique : les artistes rivalisent avec la psychanalyse au regard de la tentative de reconstruire le Moi dans le Moi.
R. Péran nous parle de Francis Bacon qui mettait une plaque de verre devant ses peintures pour que le spectateur puisse se refléter dans ses œuvres. Ce qui me semble être une bonne métaphore de ce qui s’est déroulé pendant cet après-midi de travail autour du « choix de la sublimation » avec Sophie de Mijolla.
Chantal Vénier