Écrit en ligne
MATHONNAT C., Le sujet adulte handicapé mental et psychique : un enfant-pas-comme-les-autres. De l’aspect déficitaire à l’en-trop de la pulsion, un destin particulier., in Interligne, IV Groupe, publié le 03 Jui 2015
Résumé :
Le sujet adulte handicapé mental et psychique : un enfant-pas-comme-les-autres.
De l’aspect déficitaire à l’en-trop de la pulsion, un destin particulier.
Quel incident, quelle catastrophe, quel inavouable secret serait à l’origine de cet enfant ? De quel infantile à l’œuvre le sujet témoigne-t-il dans sa chair ? De quel sexuel est-il la forme ? Un sexuel qui affolerait et fascinerait tout à la fois. Un sexuel venu du fond des âges, brutal, bestial.
Le fantasme d’une scène primitive folle se noue autour de cet enfant abîmé, révélant une sexualité monstrueuse à l’origine du sujet. Sexualité déviante entre parents, témoignage des fautes de générations antérieures. Ce fantasme serait comme la trace d’une contamination d’infantile à infantile. Empreinte d’une collision-collusion entre infantile parental et infantile de l’infans.
Il y aurait, dans cet enjeu, l’infantile parental, transgénérationnel. Celui du parent au passif oedipien marqué du sceau de la transgression, rencontrant une sexualité adulte interdite, après avoir tué son rival. Parent qui lorsqu’il était enfant, a commis la double faute – inceste et meurtre - et dont l’acte impie déchaîna la colère des dieux infernaux. Le handicap dans sa filiation est signe de châtiment. Il est signe d’une punition pour un crime ignoré comme il en fut pour Œdipe, fils de Laïos, enfant meurtri puis prince abusé qui paya pour la séduction homosexuelle et violente de son père sur le jeune Chrysippe.
Le questionnement sur les origines, « Qui suis-je ? », « D’où viennent les enfants ? », « Comment fait-on les enfants ? » revêt, dans ce contexte, une forme particulière. Il s’articule à un questionnement autour de l’origine du handicap et devient « Pourquoi suis-je handicapé ? », « Comment fait-on les enfants handicapés ? », « Pourquoi m’as-tu fait handicapé ? », « Pourquoi m’as-tu mis au monde ? ». Il confronte le parent à sa culpabilité.
La question du sens de son handicap, c’est la question de Léa qui ne cesse de s’interroger ? Léa, à l’allure d’une petite princesse de porcelaine sortit d’un conte de fées... maléfiques. Léa et son visage d’ange à la peau diaphane, encadré de cheveux roux, ses manières séductrices, sa fine silhouette.
Cependant, le sentiment d’une « inquiétante étrangeté » nous saisit à son contact. Est- ce à cause de ce corps, tout petit corps, vêtu à la façon d’une poupée ? De ces pensées qui lui viennent et se figent dans un dire qu’elle rumine sans fin ? De ses ricanements insensés ?
Qu’est-ce qui se voit, se lit dans ce corps et témoignerait d’un indicible qu’il faudrait transformer, araser ? Que cherche-t-elle dans sa volonté lancinante à être opérée ? Que voit-elle dans la vitre du bureau où je la reçois et où elle essaie en vain d’attraper son reflet ? Que me demande-t-elle quand elle me questionne sans relâche, comme un disque rayé, sur ce que je vois, lorsque se rapprochant de moi, elle offre son visage à mon regard ? Qu’est-ce qui de la transmission d’une tare pourrait être corrigé dans ses fantasmes de chirurgie ? Utilisant une crème dépilatoire jusqu’à la brûlure et la plaie, elle interroge... Et si son corps se couvrait de poils ? Si elle devenait un singe ? Si elle devenait ce qu’elle imagine qu’elle est, « une-pas-pareille, handicapée » ? « Je ne suis pas un monstre, quand même !? » me questionne-t-elle, à partir d’une assertion autrefois adressée par sa mère pour la rassurer – « Tu n’es pas un monstre, ma fille ! » -.
Derrière la folie de cette nuit sexuelle, un interdit de transmission frappe l’enfant, qui le fige dans une activité libidinale prégénitale et sans fin. Le fantasme de filiation se consume dans la Bête qui sommeille au creux de l’enfant-monstre.
Un tableau se dessine peu à peu qui ne laisse aucune place aux retouches. L’enfant tordu est vécu comme part corporelle et psychique de l’adulte, il est excroissance du corps maternel. Il représente le trop, l’excès d’une sexualité monstrueuse et perverse. Il est investi par la mère comme objet phallique à la façon du fascinus cher au monde romain (1), sexe érigé dans toute sa superbe qui n’est pas sans rappeler l’origine bestiale de l’homme. L’objet erectus représente la pulsion sexuelle dans sa démesure. Devant le fascinus, l’on est fasciné. La fascination n’est autre que la pétrification qui s’empare des hommes et des animaux devant l’angoisse insoutenable. La fascination, c’est l’éprouvé et la transformation du corps qui précèdent la mort. La fascination conduit à la sidération. Elle a partie liée avec le fétichisme. Souvenons- nous dans le texte freudien (2), de cette expérience à travers la présence de ce « brillant sur le nez » (3), cet éclat, lequel érigé en fétiche par le sujet, provoque précisément un regard « fasciné » sur le nez ? Freud ne dit-il pas là toute la force du désir de voir, voir et posséder ? Ce point de contact du regard préserve le sujet de l’horreur de la castration. Il survient en défense face à l’angoisse de la confrontation au manque de phallus chez la mère et à la différence des sexes. C’est le corps du sujet, désinvesti psychiquement par la mère, qui est surinvesti à la façon du fétiche. Corps-phallus.
Ce « corps-phallus », c’est un peu de l’histoire de Célia. Une jeune femme enfermée en elle, déambulant au milieu du parc désert, chaque jour à la même heure, après la pose déjeuner. Célia au visage dysmorphique, les yeux hagards derrière de grosses lunettes aux verres embués. Toujours curieusement vêtue avec ses « kikis » de couleur, plantés çà et là sur la tête, dans des habits-peaux trop ajustés, trop colorés, trop mal assortis. Célia déguisée mais enveloppée. C’est l’histoire de notre incompréhension dans la façon rude et sans appel dont nous l’avons perdue. Rendue au père et à la mère qui la réclamaient à présent à corps-et-à-cris, persuadés de la sauver d’une folie dont les professionnels du foyer d’hébergement et les médecins de l’HP étaient à l’origine. Célia ne pouvait plus rien en dire, empêchée qu’elle était. Elle fixait le miroir, à la fois fascinée et atterrée par l’énorme langue qui tombait de sa bouche sans plus pouvoir y retourner. Célia fut plongée à nouveau dans la galaxie-mère, elle retourna au corps à corps maternel. Nous étions, quant à nous, détenteurs d’un « savoir » dont nous ne savions à présent que faire. À la maison, le père opérait du côté des soins du corps, lui rasant le poil au menton, lui coupant le cheveu, la lavant, la baignant ; la mère la prenait avec elle la nuit pour calmer ses angoisses. Une plainte fut déposée auprès du Procureur de la République, une enquête diligentée mais Célia ne revint pas...
Ainsi le handicapé fascinant est-il enfant-méduse. Il est l’enfant que l’on tue dans le fantasme mais il est l’enfant éternel de la réalité. Les vécus de sidération de la pensée, quand il paraît au monde, attestent du télescopage de la réalité avec le fantasme. L’enfant survit dans une temporalité interrompue qui écrase les fantasmes originaires désormais agencés autour d’un schème opérant comme unique organisateur, l’incestuel. Là où le fantasme parental est introduction de l’enfant dans le ventre maternel, dans l’utérus familial, comme pour se réparer et réparer le parent abîmé, l’incestuel règne en maître. Sans doute peut-on même soutenir cette inclusion de l’enfant dans l’objet séducteur maternel comme originaire et irréversible : donc pas de fantasme de retour à un ante qui n’a jamais existé. Porter cet enfant à l’intérieur de soi, l’incorporer, c’est le protéger d’un monde de terreur. C’est aussi se nourrir de lui dans une relation d’amour cannibale où chacun s’entredévore dans une emprise réciproque. Le fantasme parental d’avoir abîmé l’enfant produit une tyrannie infantile qui fait le lit de l’incestualité et ouvre à une inversion générationnelle. L’enfant devient « parent-enfant ». Mais la tyrannie infantile si elle témoigne de l’incestualité, est aussi œuvre de résistance, lutte éperdue contre la séduction narcissique maternelle. Chargé de préserver et magnifier le narcissisme maternel, le petit encensé deviendra l’in-sensé (4).
Aux origines de la vie de Viggo, de sombres pensées planaient autour de son berceau. N’y avait-il pas eu cette infection parasitaire pendant la grossesse de la mère qui refusa tout net une IVG ? Puis au 5ème mois, la chute au sortir d’un bus et celle dans l’escalier de la maison ? Puis le monitoring qui s’était arrêté de fonctionner et l’enfant sorti à grand-peine tout bleu de son ventre ? C’est ainsi qu’elle évoquait ce temps d’avant la naissance du fils puis leur rencontre. Elle avait désiré ce premier enfant mais elle disait aussi combien elle avait pensé le perdre, s’étonnant qu’il ait survécu et attribuant son handicap mental et ses troubles du comportement aux évènements indésirables qu’elle relatait. Et puis, niché au creux des pensées de Viggo, il y avait encore à ce jour, ce fantôme d’une sœur jumelle dont seul le garçon semblait avoir gardé le souvenir.
Le désir de faire disparaître cet autre si différent de soi trouve parfois sa parade dans l’attention extrême que prodigue l’objet premier dans l’après-coup de la rencontre. Viggo trouva sans doute une mère des premiers temps à la fois dévouée et débordée par la disponibilité sans limites que cet enfant souffrant exigeait d’elle. Un enfant – pas-comme-les-autres- violent, pleurant, tyrannique. Un enfant qui ne jouait pas. Un enfant sans langage, inséparé, collé au corps de la mère. Un enfant cependant qui n’avait de cesse – à toujours être là, dans son sillage - de vouloir la réparer dans sa déception de l’avoir eu, lui. Un enfant qui, lui aussi, demandait réparation.
Cette mère vint un jour me rencontrer dans l’institution qui avait accueilli son fils adulte, pour dire son exaspération, sa fatigue de leur lien. Et me parler de son amour et de sa haine pour ce fils cannibale. Le père venait de mourir soudainement, laissant l’une et l’autre désemparés. Elle lui avait dit comme pour le consoler : « Tu es à présent le pilier de la maison ». Il avait dit aux éducateurs, comme pour répondre à l’injonction maternelle : « Maintenant, c’est moi le chef, je remplace mon père auprès de ma mère ».
Que dire de la qualité du lien entre l’objet premier et l’enfant tors ? Le deuil originaire du lien primaire ne peut advenir. Sise dans une atemporalité infinie, la relation de séduction maternelle narcissique engage à un ordre libidinal a-pulsionnel, déconnecté du désir, donc du sexuel (5). L’organisateur de l’incestuel a tué le fantasme. Rien ne s’image, ne se représente, ne se fantasme. En témoigne la pensée blanche, vide du sujet comme de l’objet premier, pensée frappée d’un interdit qui porte sur une vérité. Sous le règne de l’ante-oeidipien, pas de fantasme qui puisse se déployer.
Parent et enfant, pris dans les rets de leurs infantiles confondus, ne peuvent entrer dans le temps de « l’ici et maintenant ». Ils sont à jamais prisonniers d’un présent éternel. Dans ce temps gelé, une symbiose secondaire s’est construite sous les traits d’une jouissance à deux.
La punition que représente en chair le handicap autoriserait-elle la transgression dans le registre du meurtre ou du sexuel ? L’enfant handicapé se confronte à la haine de l’objet parental et à la sienne propre à son égard (6). Il se confronte encore plus violemment qu’un autre à ces motions libidinales d’amour et de haine, à travers la séduction et le meurtre. Mais le déni de cette haine envers l’enfant, la négation des vœux de mort à son endroit, le refus de lui accorder le droit d’exprimer plaintes, accusations, l’érige en enfant éternel (7) à jamais « in-séparé ». Objet tyrannique, tyrannisé ou idéalisé et vécu comme objet grandiose, il révèle le traumatisme à travers ses effets : fantasmes de toute puissance chez l’enfant, ambivalence parentale portée par l’un de la fratrie, contre-investissement de la haine par le parent, inversion générationnelle caractérisant une position d’ « autorité dysfonctionnelle » (8) corolaire du fantasme d’avoir abîmé l’enfant, ...
L’un se vit coupable de la tare et dissimule son ressentiment sous une extrême sollicitude. L’autre se sent fautif du désastre narcissique qu’il inflige à l’entourage. Quelque chose s’entretient ... Et la culpabilité (9) se donne en partage pour le pire et le meilleur (10)…
Entre Marnie, adolescente obèse aux manières de caïd, et sa mère, femme froide et distante, c’est comme si rien n’était « à la bonne place ». Les regards, les corps disent autre chose que les mots qu’elles s’adressent. Marnie s’abîme dans des rencontres maltraitantes, échos d’une scène incestueuse qu’elle répète à l’envi. Ce qui s’est transmis du grand-père paternel et qui fut dénoncé par la mère, ne cesse de faire retour et vient se figurer dans le corps de la fille.
La mère, enfermée dans son ambivalence, s’évertue à défaire un cadre institutionnel jugé trop rigide, trop peu « autonomisant ». De sa fille, elle prétend qu’«elle est grande à présent, elle est adulte !! ». Comme pour prendre acte de cette condition nouvelle, elle lui propose des sommes d’argent considérables, lui paie des nuits d’hôtel avec des hommes, souscrit à toutes ses transgressions... Sa fille handicapée, « n’est-elle pas une adulte comme les autres ?! ». Le handicap peine à être reconnu. Mais les mots que la mère lance à l’enfant « monstrueuse » disent une autre réalité : « Tu me dégoûtes tant, tu vas me salir »... Ils racontent combien la transmission est passée par le corps de la mère.
Les femmes apparaissent à la fois collées mais rivales, - la fille ne vit-elle pas dans la peur que la mère ne séduise son homme du moment ? - solidaires mais ennemies ... proches mais si lointaines... Chacune croit venir en aide à l’autre mais toutes deux se répondent dans un même dégoût. " Grosse vache ! " hurle la mère devant l’image du monstre soudain (re)surgi. Devant ces scènes qui la glacent et devant bien d’autres encore, Marnie nous fait toujours la même réponse : « Si ça arrive, c’est que je le mérite ».
L’activité libidinale du sujet centrée sur des conduites masturbatoires et onaniques se développe dans l’investissement d’une zone érogène partielle, non spécifique. Lieu d’excitation, érotisé, l’enfant s’offre, en corps ouvert, jamais clos, constamment pénétré. Et se figure dans une impossible représentation unifiée. Tout juste peut-il se fondre en l’autre pour s’éprouver un peu en chair. S’il se sépare, c’est le risque de l’effondrement.
Aux temps adolescents, le traumatisme fait retour. Le sujet est confronté à son handicap sous une forme d’une extrême violence. L’attachement dans un lien adhésif qui l’unit à l’autre entrave le processus d’individuation et l’accès à une sexualité adulte intégrant la capacité à procréer. En lieu et place de la génitalité, les pulsions partielles règnent en maître. L’absence d’inscription dans la configuration œdipienne barre l’accès à la différence des sexes et des générations, ouvre la voie à une sexualité de type infantile, prégénitale, perverse. L’investissement corporel ne débouche pas sur une représentation du Moi intégrée. La masturbation apparaît comme tentative de se constituer une enveloppe pour échapper à des éprouvés de dissolution, de morcèlement. Sans orgasme, elle est pure activité infantile. Elle résonne en écho à un fantasme d’auto-engendrement et d’emprise absolus.
Quand le sujet rencontre le corps de l’autre, c’est comme objet à manipuler dans un lien d’emprise. L’autre comme un réceptacle qui absorbe le sujet, dans une envie impérieuse d’échapper au drame qu’il incarne. Ce sont les sensations au creux du corps qui l’empêchent de disparaître. C’est l’organe réveillé par l’excitation qui le maintient vivant. La sexualité en actes revêt les oripeaux des pulsions partielles à travers des sensations intra-corporelles. Peu d’exploration de l’autre différent de soi. Le sujet ne se suffit-il pas à lui-même ? Masturbation narcissique, masturbation de l’autre par soi non comme recherche du plaisir mais comme stratégie pour se garder, s’éprouver vivant, éviter le vidage et l’effondrement de l’être, du corps. Pas une relation d’altérité mais le surgissement, le maintien de la vie dans une relation spéculaire.
Eddy aime à montrer que sa vie est celle d’un jeune homme de son temps, du moins le pense-t-il. Il apprécie de s’entourer de jeunes de son âge. Il aime sortir et s’amuser. Il participe volontiers aux activités proposées. Pourtant, derrière ce grand gaillard aux allures de gros dur se cache un petit garçon énurétique, qui rote, pète, braille et n’en finit pas de solliciter l’adulte. Rien ne semble aller de soi dans sa rencontre avec l’autre. Et les histoires d’emprise autour des corps qu’il touche et tente d’explorer se répètent au fil de ses rencontres féminines ou masculines. Il transforme une scène, celle d’un état amoureux partagé à deux en une autre, publique, obscène et dérangeante. Lui, plongeant la main entre les jambes de son amie lors d’un voyage en métro, l’embrassant à pleine bouche, la tripotant de toutes parts. Pas de lieu de l’intime – il n’est pas construit - mais quelque chose qui se donne à voir et à entendre comme pour prouver combien on sait faire comme les autres, on est bien de ce monde- là... celui des hommes. Et les mots qu’il lance à la cantonade dans ces instants de débordement viennent décrire l’acte et participent de l’excitation qui l’envahit.
La zone érogène la mieux investie? La bouche. La bouche comme premier organe d’exploration du monde, la succion référée à la tétée, procurant apaisement et quiétude. Mais aussi la bouche comme lieu d’avidité, d’engloutissement, de dévoration. Enfin la bouche comme siège de la voix en tant qu’objet pulsionnel. L’objet voix comme ce qui tente de « porter la présence du sujet dans son dire » (11). Et de la bouche, les mots qui sortent comme des outils de découverte et d’appropriation du monde. Les mots ont aussi valeur incantatoire, ils sont formules magiques. Dans sa crudité (12), le langage articulé témoigne du traitement anal de la pulsion. Les mots-insultes, mots-invectives, «gros mots», disent quelque chose d’éprouvés bruts. Ils offrent une exploration du corps, une expérimentation de la relation à l’autre dans sa dimension érotique. Dotés d’une fonction « excitatoire », ils font éprouver ce que « ça » fait dans son corps de les prononcer. Ils rendent compte de questions fondamentales : « Qu’est-ce que la sexualité ? », « Qu’est-ce que je suis ? », « Garçon ? », « Fille ? », ... Ils disent la confusion des genres, la confusion des sexes. Dans leur fonction sociale, ils permettent de marquer un territoire, de définir une appartenance à un groupe. Il y a une jouissance collective à utiliser le langage dans sa dimension transgressive. Un langage, emprunté au registre du sexuel, comme tentative de maîtriser un monde hors de soi, une terre hostile. Comme tentative-illusion de quitter le monde infantile pour accéder à celui d’une sexualité adulte.
Mais parfois le langage n’y est pas. Et le corps vidé de mots, animé de comportements érotiques débridés, masturbatoires, exhibé dans l’institution comme dans le socius, nous révèle avec force une part de soi cryptée, rejetée : le corps pulsionnel en état de jouissance qui évoquerait nos origines instinctuelles, animales, nos origines d’avant l’avènement du langage. Ainsi, du verbiage au mutisme, les modalités expressives engagées attesteraient d’une difficulté fondamentale à habiter subjectivement le langage.
La vérité sur « la chose » en tant qu’ « avoir ou être cet enfant-là » est vécue comme intolérable. Elle révèle la transgression sous les fantasmes sexuels, incestueux, meurtriers à l’égard de l’enfant. À peine pensée, elle est déjà frappée d’un interdit de savoir. L’enfant, pris dans les rets de l’injonction, peine à investir le langage, sombre dans l’inhibition, s’enferme dans le mutisme. Lorsqu’il perçoit l’enjeu de vie ou de mort que ce savoir revêt pour l’autre, il n’a d’autre choix que de taire sa curiosité. Et le désir, confronté à l’objet séducteur, n’en finit pas de se tarir. L’enfant devient fétiche. C’est le statut du fétiche que d’être dépossédé de son désir. Et le parent, pour survivre à sa propre culpabilité, n’a d’autre voie que d’enterrer, chez l’enfant-chose, toute velléité de questionnement, toute tentative de problématiser le monde.
L’autre maternel peine à reconnaître la part de soi qu’incarne « le monstre » sorti de ses entrailles. Le reconnaître, n’est-ce pas devenir monstre soi-même, pareil à Médée ? Médée et ses enfants, qui jouent aux osselets, préfiguration de l’amas d’os qu’ils deviendront. Médée qui hésite encore devant l’acte contre-nature qui portera sa vengeance au plus haut : tuer ses deux fils. Le méfait accompli, la mère infanticide enfonce l’épée au creux de son sexe, asséché pour l’éternité qui reste à vivre ...
Mais le meurtre de l’enfant tors, ce n’est pas tant le fait de tuer cet enfant-là que d’effacer ce dont il témoigne, ce dont il est la preuve ... Le châtiment effacerait-il le crime ??Ce qui serait en jeu chez l’autre maternel serait peut-être moins l’horreur de l’acte que le surgissement d’une voluptas, d’une jouissance abominable et perverse, née de l’incapacité d’en finir avec le désir d’indifférenciation...
Pour la mère, le déni de l’origine bisexuée de l’enfant, la toute-puissance et l’illusion devenue comme réalité de l’in-séparation. Pour l’enfant, l’expérience d’un monde clos «dé-fantasmatisé », d’une Galaxie-mère où il est, tout entier, enclos dans cet autre maternel. N’entend-on pas chacun, perdu dans son illusion, murmurer : Ô toi ma mère ! - Ô toi mon enfant ! -, Unique objet de ma fascination ! ? C’est l’histoire d’une idolâtre et de son idole. Pas de sexuel, pas d’Autre mais, à travers la contemplation de soi, le triomphe du narcissisme absolu au service de la pulsion de mort.
Christine MATHONNAT - Mai 2015
(1) Pascal Quignard traite dans son texte Le Sexe et l’effroi (1994) de l’érotisme effrayé du monde romain. Jamais le terme de phallus n’est utilisé en latin. Les Romains préfèrent le terme de fascinus, là où les Grecs parlent de phallos.
(2) Freud, « Le fétichisme », in La vie sexuelle, (1927), Paris, 1969, PUF, p. 133-138.
(3) Ibid, p. 133. Brillant en allemand se dit Glans; Glance en anglais signifie Regard. Patient allemand élevé dans une nurserie anglaise, venu ensuite en Allemagne et oubliant sa langue maternelle. Le brillant a le sens du mot dans l’enfance ; il signifie regard.
(4) Cf. P-C Racamier.
(5) Il importe de distinguer séduction sexuelle (cf théorie freudienne : un adulte séduit un enfant) et séduction narcissique (incestualité « normale » cf 1ers soins maternels).
(6) Winnicott, De la pédiatrie à la psychanalyse, (1947), Paris, Payot, 1971, p. 72-83 :?« J’émets l’hypothèse que la mère hait le petit enfant avant que le petit enfant ne puisse haïr la mère et avant qu’il puisse savoir que sa mère le haït », in La haine dans le contre-transfert ».
(7) Simone Korff-Sausse, Figures du handicap, p. 48.
(8) André Carel, in Groupal, n° 10, pp 7-38.
(9) A. Ciccone, Fantasme de culpabilité et culture familiale, in Famille, culture et handicap, Toulouse, Erès, 2013, p. 64
(10) M. Klein, 1950, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1984.
(11) J-C. Maleval, L’autiste et sa voix, Seuil, 2009.
(12) « Le caca-boudin ».