Écrit en ligne
DROSSART F., Lucrèce Borgia : une mère "kleinienne", in interligne, site du IV Groupe, publié le 25 Nov 2018
Résumé :
LUCRECE BORGIA : UNE MERE « KLEINIENNE »
(Comédie Française, 2018, mise en scène de Denis Podalydès)
Dans un texte jusqu’à présent inédit et récemment publié par John Steiner, Mélanie Klein, à la fin de sa vie, met en garde ses disciples contre une utilisation trop sombre de sa technique centrée sur l’interprétation du transfert négatif. S’il faut savoir découvrir la haine derrière l’amour, il faut aussi parfois, ajoute-t-elle, savoir distinguer l’amour derrière la haine. Comme le remarque Antoine Vitez, la tragédie de Lucrèce Borgia est celle de l’amour maternel venu trop tard.
Criminelle, adultère, incestueuse et incestée, Lucrèce veut s’arracher au mal qui est sa condition, se faire connaître et aimer de l’enfant qu’elle a eu. Élevé et tenu éloigné d’elle, Gennaro ignore sa filiation. L’amour d’une mère rachète toutes les fautes. Une goutte de lait de tendresse humaine peut teinter en blanc un océan de noirceur (Podalydès).
Dans la préface qu’il donne à son œuvre, Hugo, selon une thématique qui lui est chère, avance que le poète « fera toujours apparaître volontiers le cercueil dans la salle du banquet, la prière des morts à travers les refrains de l’orgie, la cagoule à côté du masque. ». Kleinien avant la lettre, l’auteur d’Hernani n’hésite pas à nous dire qu’il donnera à Triboulet un cœur de père, et à Lucrèce la monstrueuse des entrailles de mère.
Pris dans un terrible quiproquo, Gennaro, l’enfant de la troupe, garde comme une cuirasse sous son habit les lettres qu’il reçoit tous les mois de sa mère qu’il n’a jamais vue. Une mère immaculée, lieu de toutes les idéalisations, dont il va penser qu’elle est victime des terribles machinations de l’horrible Lucrèce. Lorsqu’il comprend que celle-ci le poursuit de son amour, de Venise à Ferrare où elle règne désormais, il retire la lettre B de l’inscription qui trône sur le palais BORGIA, jetant la dérision sur Lucrèce, et signant son arrêt de mort. En vain la mère désespérée essaie de le gracier. Après avoir accepté son aide dans un premier temps sous la forme d’un contrepoison, il la refuse finalement. C’est que la mauvaise mère Lucrèce n’a pu (et pour cause) lui jurer qu’elle n’est pour rien dans les malheurs de sa (bonne) mère. Et pour cause, puisqu’elles sont une seule et même personne.
Passage tragique de l’objet partiel à l’objet global, avec le velléitaire Don Alphonso Duc d’Este et 4ème mari de Lucrèce, et le ténébreux confident Gubetta, se partageant la figure du mauvais père. « Gennaro, je suis ta mère », dit Lucrèce en expirant, tandis qu’expire aussi le fils.
L’on se souvient de la formule provocatrice que se permit un jour un Jean Laplanche : « Faut-il brûler Mélanie Klein ? » A quoi il répondit par un verdict de clémence en ajoutant qu’il fallait seulement la faire travailler. Au risque d’un anachronisme évident, je dirai simplement que c’est bien ce qu’il nous a fait ici, l’auteur des Contemplations : Faire travailler Mélanie Klein !
Francis Drossart
Paris, 25 novembre 2018