Écrit en ligne
VERNET-SEVENIER A., Hommage à Claude LANZMANN, in Interligne, Quatrième Groupe, publié le 17 Sep 2018
Résumé :
NEBENMENSCH, LE SILENCE, LA PAROLE ET LES MOUCHES
Hommage à Claude Lanzmann
En yiddish Mensch ne désigne pas l’humain dans le simple ordre générique, comme le fait le terme allemand. Le Mensch yiddish est à la fois exemple et porteur de l’humanité comprise comme ethos – le principe en toutes ses qualités.
On ne peut douter que Freud, en élaborant la figure et la fonction du Nebenmensch, n’ait eu à l’esprit la signification du terme yiddish. Le fait qu’il ne reprenne ni ne développe ce concept si précieux dans les écrits postérieurs à Esquisse d’une psychologie scientifique amène à interroger ce... sacrifice théorique – au point de se voir alors tenu d’en incarner lui-même, tant bien que mal, le devoir face à la violence et à l’adversité déchainées contre lui par ses détracteurs.
Je me rappelle, escaladant à six ans les étagères de la bibliothèque familiale pour attraper, parmi les livres inaccessibles, les trois recueils photographiques retraçant la libération des camps. Je contemplais, tétanisée et interdite, les images sans réponse qui brisaient mon humanité d’enfant. Je ne pouvais pas m’empêcher de revenir à ces livres – dès que l’absence de mes parents le permettait. Je n’en parlais pas. Je n’osais pas. Personne n’en parlait.
C’était juste là. Posé. Muet. Comme ça.
Dans ces livres il n’était pas question des Justes : c’était bien avant la sortie de Shoah. Ne restait que l’hébétude, désert de la pensée, trou noir de l’amour, perte de l’espoir en l’humanité.
Le tonnerre de Shoah éclata lors de la préparation du procès Barbie et au milieu de la “marée noire” déversée du négationnisme (Faurisson et allii).
Et seul Shoah permit, universellement et simultanément à la promulgation du réel, l’hommage aux Justes. Ainsi la réparation fut-elle double, et en cela même vraie : réintégration des victimes dans l’humanité historique et hommage aux Menschen risquant leurs vies pour les sauver des camps nazis. Ce visage restauré de l’humanité inscrit la délivrance dans la mémoire impitoyable et vitalement nécessaire aux générations enchaînées dans l’histoire. Ce visage double de l’humanité niée/restaurée est le nôtre, il est Mesnch, notre réalité profonde.
La fonction de Nebenmensch est cruciale dans l’analyse. Je la crois même au cœur de la fonction de l’analyste – jusque dans le silence de l’écoute qui permet peu à peu que l’analysant, à son tour, s’entende dans l’écoute de l’Autre... Mais elle est là, puissante et restauratrice, dans les paroles rares et surtout comme échappant à l’analyste : lorsqu’il parle simplement en humain.
Ce peut être une “petite parole de rien”, dite sur le seuil au moment de la fin. Mais l’effet de la parole Mensch restaure sur-le-champ l’humanité trahie. C’est étonnant. C’est “de surcroît”. Cela se fait. Comme ça. Cela ne se calcule pas. Cela opère à discrétion. Et l’intégrité restaurée responsabilise en libérant.
Mensch est le seul sauvetage possible contre la déshumanisation accomplie – lorsque la défiguration fait retour sur elle-même. Je garde en mémoire vive cette réponse d’une rescapée des camps à qui la question fut posée : « qu’étaient les Nazis pour vous ? ». Son visage se pétrifia et ses yeux se vidèrent. Elle murmura : « Les nazis ? C’était des mouches. »
Anne Vernet-Sévenier