Le Passage: analité et phylogenèse

Jean-Pierre Allié





Le Passage: analité et phylogenèse

Jean-Pierre Allié





"Il est vraiment universel que les humains s'attardent, avec la marque de plaisir, à cette région du corps -anus-, à ses activités, voire au produit de ses fonctions", écrivait le 26 juin 1920 le Dr Freud à son confrère le Dr Krauss... ouhais!?...mais un plaisir qui se complique...

" Et ils tournaient, ils tournaient autour de moi... ils faisaient la ronde et ils criaient, de plus en plus fort, et ils se moquaient, et ils riaient: " la sale, la sale...", et ils se rapprochaient, de plus en plus; ils me poussaient, me bousculaient... je ne sais plus... ils me frappaient... j'avais mal, j'avais honte... j'étais là, au milieu d'eux, au milieu de leur cercle, de leur ronde, dans ce trou... j'avais mal, j'avais honte, je n'étais pas comme eux... ils m'ont fait tomber sous leurs coups; j'étais là, à quatre pattes, et j'entendais leurs cris mais je ne les comprenais pas ces hurlements, ces vociférations qui me terrorisaient... j'étais seule... mais qu'est-ce que je leur avais fait, je ne comprenais pas... j'étais une campagnarde, une paysanne, mais est-ce que ça suffisait? eux c'étaient des enfants de la ville, de bonne famille, est-ce que ça suffit?... ce n'était pas de ma faute à moi... je ne savais pas, moi; je ne savais pas comment je devais faire; chez moi c'était un trou dans une cabane en bois, c'était là qu'on allait... je ne connaissais pas cette chose, ce tabouret tout blanc, je ne savais pas comment m'en servir, comment il fallait faire.

Alors je suis montée dessus, je me suis accroupie comme je faisais à la maison et j'ai tout sali! et ils l'ont vu, et ils se sont moqués. Je n'étais pas comme eux, je ne faisais pas comme eux, j'étais de la campagne, fille de paysans et ils me l'ont fait payer. Je me suis toujours sentie mal à la ville, je n'y trouve pas ma place, même encore aujourd'hui ça revient...", me disait un jour en séance cette patiente, aujourd'hui professeur de S.V.T. (sciences et vie de la terre, n'est-ce pas...), appréciée et reconnue dans son travail mais qui, tous les soirs, à la sortie de celui-ci, rejoint sa maison de campagne, sa ferme, auprès de son homme, qui ne sera jamais son mari devant le maire ou le curé, dans un village pas très éloigné du mien...

Réalité, phantasme, souvenir-écran, là n'est pas la question ou l'objet mais bien plutôt dans ce qu'il peut en coûter à un enfant de ne pas partager d'emblée la culture d'un milieu, d'un monde dans lequel il tombe; mais aussi dans la dose de violence, d'agressivité et de destructivité que cette culture, cette société peut faire tomber sur celui ou celle qui n'en respecte pas, n'en vénère pas les us et coutumes Si je vous précisais que Bernadette, oui elle s'appelle Bernadette, habitait un village proche du mien ce n'est pas seulement pour affirmer ou revendiquer ma position d'"analyste des champs", pour la démarquer ou l'opposer à celle de ceux des villes, mais bien parce qu'en écrivant ces lignes un souvenir me revenait, celui d'une remarque faite un jour, il y a quelques années, par une éminente et distinguée, en même temps que charmante, collègue de notre milieu psychanalytique parisien: "comment peut-on être psychanalyste à Montboucher?" Eh bien, chère collégue, je ne le sais pas, ou, plus exactement, je ne sais pas, ou je préfére ne pas savoir parce que je vous aime bien, je ne sais pas ce qui vous poussait ou vous déterminait à poser une telle question...

Aujourd'hui ce n'est pas tout à fait de Sciences de la Vie et de la Terre dont je voudrais m'entretenir avec vous mais de quelques unes des questions qui proviennent de la rencontre entre la nature, la vie et la culture, pour ceux d'entre vous qui seraient de la campagne, ou du corps, du socius et du sujet, pour les autres, et plus précisémment de la question, dans ce champ, de l'analité en nous demandant si , justement, il ne reléve pas de l'objet et de la fonction anale de faire le trou du culturel dans le sens d'introduction, forçage?, à la culture mais aussi, dans son avers, d'exclusion, rejet, exil hors de la culture et "hors du monde". Nous demander en quoi le destin de la pulsion anale peut-il devenir l'axe de l'acquisition culturelle de l'enfant de l'homme comme de l'enfance de l'humanité et une de ses plus contraignantes épreuves. Car la culture n'est pas la panacée (pensons donc à l'histoire du XX s.): c'est une nécessité au progrès de l'homme et à l'organisation des hommes entre eux, mais ça n'y suffit pas et n'oublions pas que "le jour où l'homme se redressa... s'est décidé à la marche verticale... commençant le processus inéluctable de la civilisation...il demeura une misérable canaille!... c'est tout ce que lui permet sa constitution..."; c'est déjà ce que Freud annonçait, la voie qu'il allait devoir suivre, explorer et soutenir quand il plaçait en exergue de sa "science des rêves": "Flectere si nequeo Superos, acheronta movebo": si je ne peux fléchir les Dieux, les instances supérieures, les idéaux culturels et la souveraineté qu'ils veulent imposer à l'univers, alors je remuerais les enfers, ce continent, ces terres ou plutôt ces vagues oubliées ou rejetées mais qui font perpétuel retour dans l'expérience universelle et quotidienne, l'amer pulsionnel; cette voie qu'il s'est donnée pour tâche de soutenir: restituer à l'Homme un pan entier de son existence, sa part animale, anale, pulsionnelle, nocturne.

Freud, sur l'importance à accorder ou à reconnaître à la dimension de la phylogénése n'a jamais cédé, des origines à la fin de son oeuvre; il suivait en celà ce qu'il avait découvert comme étant l'une des tâches majeures et immense de l'enfance: "pendant les quelques années de l'enfance il nous faut combler l'énorme différence de développement qui distingue le primitif à l'âge de pierre et le civilisé d'aujourd'hui..."; il nous précisera par ailleurs que les développements de la libido et du Moi chez l'enfant sont des legs de ces temps primitifs, "des répétitions abrégées des développements que l'humanité entiére a parcouru à partir de ses origines..." . Aux prises avec les exigences de ce travail de développement culturel l'enfant d'aujourd'hui rencontre les difficultés et les obstacles qu'a connu l'homme des générations primitives. Ces deux procés de développement culturel sont de nature trés semblable. C'est là la thése du 12ème et dernier essai de sa "Métapsychologie", comme il l'annonce à Ferenczi dans une lettre de 1915; essai qui ne sera découvert que plus tard, en 1983, ses "Vues d'ensemble sur les névroses de transfert".

A la fin de sa vie, le 12 juillet 1938, Freud laissera sur son écritoire ces quelques lignes énigmatiques et évocatives, appel à la pensée associative: "avec les névrosés, on se croirait dans un paysage préhistorique, par exemple dans le Jurassique. Les grands sauriens sont toujours là, les joncs et les prêles sont aussi hauts que des palmiers..." Dans ces phrases écrites avant de mourir Freud nous suggérait une derniére fois que les formations psychiques et leur fonctionnement s'enracinent dans l'ombilic de la Terre et de l'Histoire, poussant leurs racines et leurs rhizomes dans la matiére des temps préhistoriques, quand les ancêtres de l'homme n'étaient encore que des petits mammiféres craintifs, vivant à l'ombre des dinosaures; comme Patrick Lacoste l'a bien relevé dans son texte de présentation à "Vues d'ensemble", ces quelques lignes insolites contiennent et rassemblent "de l'animal, du végétal, du préhistorique, de quoi constituer le roc où l'analyse des névroses peut venir inlassablement se briser". Soulignons que cet héritage n'appartient pas forcément à l'enfance ou à la vie adulte singulières d'un sujet et Freud suggére dés lors qu'il serait temps que les psychanalystes ouvrent leurs oreilles, et qu'à leur intêret pour les contenus individuels, ontogénétiques, ils associent son complément anthropologique conçu comme phylogénétique. "Nous avons dit (là je le cite) : dans le rêve et dans la névrose nous retrouvons l'enfant... nous compléterons: et aussi l'homme sauvage, l'homme primitif...", "tout ce qui nous est raconté dans l'analyse comme fantaisie... fut un jour réalité dans les temps primitifs de la famille humaine, et l'enfant fantasmant a seulement comblé les lacunes de la vérité individuelle à l'aide d'une vérité préhistorique..."

Et, en fait, en tant qu'analyste est-ce que nous ne résistons pas trop souvent à nous "laisser prendre" à l'étrangeté du transfert; à nous laisser inviter dans l'espacetemps dans lequel est projetée la séance par la présence, qui est là, comme une ombre tombant sur les deux êtres humains réunis par ce lien particulier, le transfert précisément. Et parfois ce qui est là, ce pourrait être le cadre et le décor d'un paysage naturel primitif et profondément sauvage: petit à petit, progressivement, pourrait venir à se dessiner une forme végétale, animale, pré-humaine ou au seuil de l'humain,et qui cherche, et qui a peur de l'homme et de son contact et de son monde... une présence qui se débusque, se découvre, de son milieu naturel, tantôt celui des chasseurs-cueilleurs, tantôt celui des petits mammiféres apeurés, tantôt celui des premiers cultivateurs, des premiers paysans, comme il en était pour Bernadette, et souvent celui d'un petit être qui nous a précédé dans la phylogenése de l'humanité, venant de ce que l'on appelle une "phase dépassée du développement". Nous devrions même, à contrario, nous étonner et être surpris que parfois ça parle, ou ça se mette à parler

Et demandons nous plutôt pourquoi ça a pu un jour parler, comment ça parle ou ce qui s'y oppose. En fait, pour parler peut-être mieux, la question serait de repérer ce qui a pu ou peut justifier cette tâche majeure et immense, ce "procés culturel fatal", cette "catastrophe" (R.Thom) de l'hominisation: comment de la culture a-t-elle pu émerger de la nature, comment de la dimension symbolique a-t-elle pu s'effectuer? De la Parole advenir? Pourquoi y a t'il du sujet et non de la pure activité des processus pulsionnels ou pouquoi de la pulsion devient elle du sujet? et c'est du côté de l'histoire de l'espéce humaine que nous pensons trouver, avec Freud, une source d'informations nous permettant ou nous donnant à penser autour de la question du traumatisme spécifique de l'hominisation; et nous y retrouverons, comme facteur décisif, la catastrophe du renoncement anal.

Avec ces questions, nous dit-il, on aborde "les choses derniéres, les grands problémes de la Science et de la Vie", ce au delà de quoi la quête matérielle dans l'histoire du sujet ne saurait remonter; nous sommes "profondément enracinés" même à penser, ou à reconnaître, dans les conditions matérielles et objectives de cette histoire, l'actualisation d'un déjà-là potentiel, l'actualisation d'une matrice immémoriale. Ce que Freud dénommait le "noyau de l'Inconscient" désigne ce que l'enfant porte déjà en naissant, c'est à dire un "savoir instinctif", en grande partie sexuel, "sorte d'activité mentale primitive", fonds de "schèmes phylogénétiques" recueillis tout au long de l'histoire culturelle des hommes. L'expérience conquise au cours de cette histoire est à l'origine de l'édification des "forces psychiques qui se dresseront plus tard comme des obstacles sur la voie de la pulsion sexuelle et qui, telles des digues, resserreront son cours (le dégoût, la pudeur, les aspirations idéales esthétiques et morales). Devant l'enfant de la civilisation, on éprouve le sentiment que l'édification de ces digues est l'oeuvre de l'éducation, et il est certain que l'éducation y contribue largement. En réalité cette évolution est organiquement déterminée, héréditairement fixée et peut à l'occasion s'effectuer sans le moindre concours de l'éducation" (3 essais...).

C'est dans cet espace-temps, cet en-deçà de l'histoire du sujet, quand la réalité objective et matérielle de son histoire se perd, moment où les phénoménes ne font plus signe, c'est là qu'intervient le" moment de la sorciére", "il faut bien que la sorciére s'en mêle"; et Freud va découvrir et relever le matériau nécessaire à sa pensée justement dans la prise en considération de l'histoire de l'espéce et de sa transmission, cette "autre scéne" absolue. "L'archaïque est ce qui ne cesse de faire sens dans l'inconscient sans jamais s'exhiber en une cause visible", écrit Assoun; dans cette corrélation du présent et de l'histoire, individuelle et de l'espéce, corrélation de l'actuel et du mythique, voilà où "ça" continue à dire quand la quête objective subit un arrêt, que le récit des expériences vécues s'estompe et quand la pensée rencontre et bute sur cet endeçà; quand les phénoménes ne font plus signe alors il nous reste, dans ce que l'autre nous donne à partager, la fantaisie et le mythe comme "précipités de l'histoire culturelle" des hommes. Ces "fantaisies primitives" nous pouvons les appréhender comme une matière, ou un matériau transitionnel, trouvé-créé par le sujet dans la "matrice immémoriale" et qu'il module sans en être l'origine; en cela Freud retire une part du pouvoir créatif de l'individu pour le remettre aux mains de l'espèce. Alors, si la méthode, la pensée et la doctrine psychanalytiques nous dictent de tenir l'ontogenése, l'histoire du sujet, comme "primum movens", cause premiére, que serait une position et un Discours psychanalytiques qui, comme le dit P.Guyomard, "se passerait (ou qui penserait pouvoir se passer) des fictions et des constructions "au sens freudien du terme", et une psychanalyse qui excluerait la fiction vraie (vérité historique) du mythe?... celà engage une théorie et une clinique du transfert... lui-même source de fictions..." Il nous faut bien supporter (ce en quoi échoua Freud avec l'homme aux loups) que l'attente et la recherche psychanalytiques, aussi bien dans la cure que dans la théorie, ne s'épuisent pas à vérifier la validité de ces fictions dans le champ de la réalité matérielle: la vérité est historique et le développement sexuel de l'individu porte les traces de l'histoire de l'humanisation.

Ainsi le statut du mythe dans la théorie analytique est une question capitale, avec des effets sur la clinique, le transfert et l'acte interprétatif dans la cure... Si de la vie du sujet sur le plan de son histoire perso, comme on dit, l'analyste n'a rien à se souvenir ou à se ressouvenir à sa place, qu'en est-il de son appartenance commune, partagée avec le patient, à l'histoire de l'espéce et au sentiment, qui devrait être partageable, d'appartenance à l'espéce humaine (1ère des identifications structurantes, selon Zaltzmann, qui ajoute que "le processus de chaque cure est une modulation, certes singulière et originale, mais juste une modulation autour des invariants de la condition humaine commune"). Alors "on" est pour le moins en droit d'attendre que ce partageable, quand on est dans le bain ou dans le baquet, puissent imprimer certaines des modalités de l'interprétation et orienter ce qu'elles ont pour partie et pour fonction de permettre d'advenir et de s'élaborer. Nous retrouverions là quelque chose que Lacan a travaillé autour de son concept du Réel: le Réel échappe à toute représentation, à toute prise du Symbolique, non lié, hors sens, en tant que tel il est ininterprétable mais on peut "y faire trou", par le fait de le nommer... et si le Réel ne cesse d'organiser la vie de chaqu'un à son insu, il laisse des traces qu'il s'agit de repérer pour accéder à les nommer et donner par là existence à ce qui "ne cesse de ne pas s'inscrire". Ces traces du Réel, ces sédiments historiques archaïques ne peuvent s'atteindre, dans la situation analytique qu'au travers d'un travail de re-symbolisation transférentielle sur des "choses" vécues comme retour d'un "même" oublié; comme l'écrivait Freud dans ses "Nouvelles Conférences": "des impressions qui ont été placées dans le ça sont virtuellement immortelles... elles ne peuvent être reconnues comme passé, perdre leur valeur et être dépouillées de leur investissement d'énergie que si, par le travail analytique, elles sont devenues conscientes".

Pour Freud encore l'héridité concerne le Ça, alors que le Moi serait davantage du côté du conjoncturel, de l'accidentel, du présent (Le Moi et le Ça); le Moi se constituerait autour d'un noyau, le Ça, comme le nacre de la perle qui se solidifie autour de ce qui l'irrite, mode de présence de l'archaïque dans le présent. Quant au Surmoi il aurait en commun avec le Ça de représenter le rôle du passé, le Ça celui de l'hérédité donc, quand revient au Surmoi la transmission de la tradition, c'est là le Surmoi culturel. Puis Freud va se demander ce qui, dans les temps anciens, aurait pu être la cause de l'élimination de l'inutilisable à chaque dépassement de phase au cours de l'évolution, la cause de l'exclusion, du refoulement: elle se situe dans la vie organique, dans le "noyau organique du refoulement", dans le "refoulement organique" : redressement, station debout, atrophie de l'odorat, diminution des sensations olfactives, dégoût; "de même que nous détournons avec dégoût notre organe sensuel (tête et nez) devant les objets puants, de même le préconscient et notre perception consciente se détournent du souvenir. C'est là ce qu'on nomme refoulement" (Naissance de la Psychanalyse). Et pour Freud tout refoulement aurait un noyau organique dans la substitution, en quoi il consisterait, de sensations agréables en des sensations désagréables; soulignons que dans ces refoulements organiques les facteurs psychiques ne jouent pas encore de rôle. Ainsi le refoulement organique ne suffit pas à répondre à la question du pas de l'hominisation, à saisir quelque chose de cet "acte fatal"; pour celà il faut autre chose. Et cette autre chose Freud va l'inventer, la découvrir dans une Réalité qu'il pense comme quasi matérielle, le mythe, mythe concernant l'origine d'un interdit fondateur, postulé comme interdit réel à l'origine de l'espéce et se retransmettant de générations en générations.

"Il est assez étrange... que les interdictions les plus puissantes de l'humanité soient les plus difficiles à justifier. Ceci est du au fait que les justifications sont préhistoriques et ont leur racine dans le passé de l'homme". Parmi ces interdictions: l'endogamie, liée au refoulement organique contemporain du redressement -se redresser c'est se relever, se séparer de la Terre-Mère, conjoignant les effets du refoulement organique à ceux d'une menace dont Freud se demande, à propos du "rôle énorme qu'elle joue dans les analyses", si elle a été entendue dans l'enfance ou si elle est "héritée des plus anciennes traditions de l'humanité" comme trace du père primitif qui castrait ses fils. Par là l'interdit se voit reconnaître une origine dans une Réalité Historique fondatrice de l'espèce humaine.

Mais, derrière le père oedipien, pourrait-il se trouver encore une autre cause à ces "interdictions les plus puissantes de l'humanité"? une autre angoisse en deçà de l'angoisse de castration oedipienne? Bien entendu. Pour le père de la psychanalyse le complexe d'oedipe tombe par impossibilité (la castration) ou, autre façon de dire la même chose, à cause de l'évolution héréditaire normale: sa résolution "coïncide avec la maîtrise la mieux calculée de l'héritage archaïque et animal de l'individu. Cet héritage recueille sans doute des forces qui seront indispensables au développement culturel ultérieur de l'individu"... évoquant encore une fois, à propos du terreau sur lequel prennent racine le complexe d'oedipe et l'angoisse de castration, "l'héritage archaïque et animal" de tout sujet Freud s'avance, derrière le monde d'oedipe, sur des terres étrangères, dans un arrière-pays inconnu ou oublié, celui des petits mammifères craintifs et des grands sauriens... il croyait depuis longtemps avoir atteint l'Origine, mais voilà qu'il s'engage dans un nouveau monde, continent perdu et préhistorique, monde dans lequel il se demande, avec surprise, s'il ne pourrait y découvrir une autre origine derrière l'origine connue et explorée; ou, comme le reconnaît P.L. Assoun dans son étude sur "L'archaïque chez Freud": "Derrière le décor oedipien, on croyait qu'il n'y avait rien. Or, avant le langage connu et déchiffré de l'oedipe, surprise! Il y aurait quelque chose qui, déjà, parlait" .

Dans sa préface à "scatologic rites in all nations", de J.G. Bourke, Freud écrit: "la découverte capitale de la recherche psychanalytique a été que le petit enfant de l'homme est obligé de récapituler, pendant la première partie de son développement, les changements qui ont affecté l'attitude de la race humaine vis à vis des excréments et qui commencèrent sans doute à se produire lorsque l'homo sapiens se dressa pour la première fois au-dessus de la Terre-Mère". La raison de cette décision, ou plus précisemment de cette contrainte, sa Cause c'est le commandement auquel Ça dût répondre pour se réaliser en tant qu'Homme. Ce commandement Freud le désigne, en 1927, comme "commandement de la culture" ("Kultur Gebot"), comme "le grand commandement individuel et collectif de l'existence humaine", seul passage par lequel son existence puisse être ordonné, juridiquement et esthétiquement. C'est le commandement de la nécessité, l'Ananké, plus contraignant que les exigences d'Eros. Ainsi, pour raconter le passage à l'hominisation Freud invente un mythe articulant et nouant le redressement et l'oedipe, l'interdit de l'inceste métaphorisé par la séparation d'avec la Terre-Mère, et l'interdit conçu comme l' effet d'un commandement originaire ouvrant à la culture et à l'Autre, par renoncement à la confusion anale. Ce mythe, fondateur dans sa doctrine et originaire dans la psychanalyse, imaginarisant -sous la forme d'une épopée- le Réel de la "passe" de l'animal à l'Homme", du préhumain à l'humain, ce mythe vous le trouverez dans le "Malaise dans la civilisation", vous vous y reporterez: "l'homme s'est relevé du sol, s'est résolu à marcher debout... commencement du processus inéluctable de la civilisation. A partir de là un enchaînement se déroule..." C'est dans cette vingtaine de lignes mises en note de bas de page que s'exprime peutêtre de la manière la plus claire et la plus incisive ce qu'il en coûte au petit d'homme, le prix et les efforts considérables auxquels il est contraint, pour trouver sa place dans la société des hommes. Pour sortir de son existence animale, ou, il serait plus juste de dire, pour y prendre pied; en se dressant au-dessus il doit accepter de perdre une partie de lui-même, d'abord anale. Il répond ainsi, sans qu'il ne puisse le "comprendre" au départ, à un protocole fixé ailleurs que dans son corps, puis il pourra percevoir ou éprouver les signes de reconnaissance ou de rejet venant du dehors lui permettant, ou non, ou dans la difficulté d'épreuves toujours recommencées, de s'identifier ou de s'exclure de ces règles et de ces rites qui signent l'adhésion à la culture.Cette perte c'est le prix à payer, une partie de la dette, pour entrer dans la culture humaine selon la Loi de l'espèce et de son Histoire... Et c'est parfois, en fonction de paramètres locaux ou singuliers, encore plus difficile... c'est bien ce que Bernadette me donnait à entendre ou à reconnaître.

Pour le dire autrement Freud dans ce mythe, et ces quelques lignes, établit et reconstitue les processus psychiques auxquels l'humanité, dans le Temps, et le petit de la culture, aujourd'hui et à chaque fois, ont recours pour effectuer le passage d'une sexualité animale, régie par le cycle biologique des instincts, à une sexualité humaine soumise à la permanence de la pulsion et régulée par la représentation dans le rapport à l'autre. Il y a, me semble-t-il, deux ères de l'histoire de l'humanité dans la pensée freudienne (mais aussi deux espaces, ou deux mondes, dans la structuration psychique du sujet, qui se séparent lors du traitement de la question anale)

- une ère primaire. Freud postule, à l'origine des temps, une époque où l'existence de l'homme primitif était régie par les besoins biologiques immédiats et durant laquelle l'instinct sexuel était réglé selon une périodicité organique déclenchée par le signal des menstruations de la femme-femelle auquel répondait la réaction instantanée du mâle, réponse arrêtée en l'absence du signal. La vie et les conduites répliquaient la domination du principe du signe et du signal, c'était le temps de l'ère anale régie par le primat de l'odorat. De cette période anale et animale nous trouvons le témoignage chez l'enfant qui "ne présente pas la moindre trace de l'orgueil qui par la suite pousse l'homme civilisé adulte à séparer sa propre nature de tout le reste du règne animal par une ligne de démarcation tranchée... reconnaissant sans inhibitions ses besoins, il se sent sans doute davantage parent de l'animal que de l'adulte, qui est vraisemblablement énigmatique pour lui" (Totem et tabou), d'ailleurs "nous constatons que dans nombre de relations importantes, nos enfants ne réagissent pas d'une manière correspondant à leur propre vécu, mais, instinctivement à la manière des animaux, ce qui ne s'explique que par une acquisition phylogénétique..." (L'homme Moîse et la religion monothéiste). L 'archaïque le plus fondamental est celui de l'animal, celui de l'instinct et l'homme aura toujours le plus grand mal à supporter son origine animale; il la rejettera, la niera et la déniera pour la projeter sur l'autre pour mieux la combattre ou la détruire; comme Freud l'avait très bien repéré, toujours dans le "Malaise", "en dépit de tous les progrès accomplis par l'homme au cours de son développement, l'odeur de ses propres excréments ne le choque guère, alors que seule le choque celle des excréments d'autrui..." (l'étron comme arme de destruction massive!)

-L'ère secondaire. C'est celle du refoulement originaire; ce changement de posture inéluctable, fatal et décisif est une modification radicale du rapport au monde à laquelle le petit du primitif du se résoudre et le petit d'homme doit se résoudre: destitution du signe au profit de la représentation ou du signifiant, possibilité de se représenter audelà du présent, du perceptif, des limites de l'expérience du possible et mise en place, régulation de la pulsion sous le règne du représentatif dans son rapport à l'autre, contreinvestissement d'un système de représentations par les mots à la place des choses. C'est ainsi, dans le mythe originaire freudien, que l'Homme se redressa quand il destitua son odorat au profit du regard et du visuel, quand ses bruits, ses cris, firent appel à l'autre, bientôt en des mots signifiants contre-investis dans le recul de l'agir; et ,du même pas, il entrait dans le monde du manque,scène du langage. Langue pour laquelle, du fait de son origine, de sa nature et de sa fonction, l'homme, le sujet, ne pourra éprouver qu'une attirance mêlée de répulsion, une aversion et un enchantement: une nature et une origine enracinée dans ces temps anciens, archaïques, sauvages, sexuelles et coprophiles, et qui pourraient continuer à teinter ou à s'exprimer dans le langage de chaque un, langage qui aurait pour but "la recherche ou la retrouvaille progressive du corps perdu de l'enfance" ; une fonction, celle de la langue, domestiquée, socialisée, "enculturée", qui est de venir brider cette nature au moyen de son développement même et de la Nécessité de surmonter les phases dépassées, mais aussi de pouvoir rencontrer les autres sur un terrain langagier partageable par la coupure que chacun subit ou s'impose. C'est aussi, ce couple langue-langage, la scène d'une mise en tension du corporel et du représentatif, du sauvage et de l'éduqué, résonance en chacun et à chaque fois de l'histoire du développement de l'homme, l'histoire de cette "lutte de titans" entre la source animale et le surmontement culturel.

Or la Culture ou, plus exactement, le procès culturel, dans sa marche en avant vers le haut (les Superos), dans ses avancées sur les terres conquises sur le pulsionnel, les terres du bas (Acheronta), celles du sauvage, du primitif, obéissent à une autre loi, celle de la cumulation; et si cette avancée se présente comme un progrès, progrès de la civilisation elle représente et matérialise aussi une menace, celle d'être cumulativement abstraite et cumulativement stérilisante. Freud prévoyait déjà que la civilisation se dirige vers le primat de l'intellect et l'atrophie du sexuel. Ferenczi avait prévenu le sujet de la civilisation que "l'homme n'atteint à l'intelligence pure que par la mort ou, du moins, en devenant psychiquement insensible". Voulant éradiquer la violence, atrophier le pulsionnel, tout au moins dans l'affirmation manifeste de ses buts et de ses idéaux, l'action de la Culture ne serait-elle pas en passe de "naturaliser" l'Interdit, exigeant "ce qui serait de l'ordre" d'une aversion naturelle pour les choses proscrites, et de vouloir faire disparaître de la surface de la Terre, où qu'il se trouve, l'homme pulsionnel primitif, reconnu sous les traits de l'étranger, du barbare, du spadassin du Mal ou du terroriste... au profit de l'homme "civilisé" qui, faisant l'économie de la mise en tension du sauvage et de l'éduqué, comme s'il lui était donné de faire l'économie du refoulement originaire, n'aurait qu'un rapport pacifié au "Bien" puisqu'il n'y aurait, pour lui, plus de Mal à refouler, pour lui, l'homme désormais lobotimisé de son inscription dans l'Histoire, lobotimisé de son inconscient; cet "individu est pacifié" de sa coupure d'avec sa nature animale, de son rejet du primitif, de son surmontement de son ancienne position d'homme, ce sont des stades dépassées... Jusqu'à leur retour inattendu, mais violent, dans le Réel (comme l'histoire actuelle, malheureusement, le met en scène), violence brutale et non réfrénée, non régulée comme réponse à un Idéal, ou une contrainte trop dure et trop cruelle, celle des Volontés du Bien, vanité des Vanités... Le Bien n'est peut-être pas là où il veut s'affirmer pour tel: "Je ne doute pas que l'humanité se remettra aussi de cette guerre-ci, mais... le monde... est trop laid; le plus triste dans tout cela, c'est qu'il est exactement tel que nous aurions dû nous représenter les hommes et leurs comportements d'après les expectatives éveillées par la psychanalyse... puisque nous voyons la culture la plus haute de notre temps si affreusement entachée d'hypocrisie c'est, qu'organiquement, nous n'étions pas fait pour cette culture. Il ne nous reste plus qu'à nous retirer et le Grand Inconnu que cache le destin reprendra ses expériences culturelles du même genre avec une nouvelle race", pouvait déjà constater Freud en novembre 1914 dans une lettre à Lou Andreas Salomé, ne pouvant que constater que le champ où s'agit la guerre n'est qu'une forme particulière de la Réalité psychique, mise en acte; car précisera-t-il, treize ans plus tard, "les hommes sont bien, en moyenne et pour une grande part, une misérable canaille", en ancien français "chiennaille", de misérables chiens toujours conduit par l'analité, sous le couvert hypocrite, des raisons les plus nobles avancées. Et, toujours selon Freud, mais je suis bien d'accord, de ça ou du ça, il vaut mieux accepter d'en savoir un bout: "Nous autres humains prenons pied dans notre nature animale, nous ne pourrons jamais devenir semblables aux Dieux... les obstacles se trouvent dans la constitution pulsionnelle et dans les intérêts de l'humanité", et rien ne serait plus destructeur que de se croire chargé d'une mission confié par ces "superos", chargé de croisade..., sous le motif d'une croyance dans l'élévation culturelle qui s'aveugle sur l'illusion qu'elle représente, celle de ne plus rien avoir de commun avec l'autre présenté comme primitif et animal. On sait ce qu'il en advint d'Orphée lorsqu'il prétendit détenir le pouvoir de pacifier les bêtes sauvages... sous le mythe pacificateur, sous l'affirmation d'un idéal de paix, s'exprime une volonté perverse d'une extrême violence, celle de vouloir réduire l'autre à son propre désir, de lui refuser sa différence, et à ne lui permettre de survivre qu'en tant qu'appendice anal de soi-même (les nazis qualifiaient les camps de "chiottes de l'Univers).

Nous avons rencontré Freud, en de nombreux passages, aux prises avec un doute: pourrait-il se trouver derrière l'interdit oedipien une autre cause à la difficulté d'être Homme; cette cause il me semble la comprendre comme relevant du temps du refoulement premier, originaire, et liée au traitement de la question anale; elle naît de ce moment fondateur où viennent s'affronter le "Commandement" de la disposition à la culture (comme quand dans l'armée, pourquoi pas, par exemple, on se retrouve à la disposition d'un chef incontesté) et l'attachement à l'érotisme anal dans la jouïssance de la confusion; conflit originaire entre deux positions ou dispositions psychiques: l'investissement de la vie de l'esprit et l'animalité résiduelle, l'analité. Et c'est d'ailleurs en rapport avec ce conflit premier qu'il me semble rencontrer, et comprendre quelque chose de la pulsion de mort comme révolte contre l'assujettissement au code de la culture et de la langue.

Je ne peux m'empêcher, pour terminer, de m'accorder le plaisir de vous lire ces quelques lignes de Jonathan Swifft dérobées dans son "Conte du tonneau": "la vapeur qui sort des latrines forme un nuage aussi plaisant à voir et aussi utile que celle de l'encens brûlé sur un autel. On sera, j'imagine, aisément d'accord avec moi sur ce point; il s'en suit donc ceci:... l'esprit humain, qui a son siège au cerveau, doit être troublé et imprégné par des vapeurs issues des facultés inférieures pour abreuver d'eau l'invention et la féconder." A l'époque de sa plainte, mais encore plus dans l'infantile, c'est là quelque chose que Bernadette ne pouvait penser ce qui l'aurait protégée, même si aujourd'hui c'est là quelque chose qu'elle pourrait dire...

Déposant, activement ou passivement, des traces odorantes, pisse ou merde, marquant son territoire, l'animal joue et rejoue une scène immémoriale essentielle dans sa lutte pour la vie ou sa survie; ainsi il dissuade ses congénères rivaux de pénétrer sur son territoire, épargnant une lutte à mort; ou, au contraire, il les invite signalant sa présence, offrant des indices de sa disponibilité pour perpétuer l'espèce; ou il affirme son indépendance à l'égard de l'autre et, l'agressant, le faire fuir préservant l'économie d'un combat... Nous ne devrions pas négliger ces aspects dans l'analyse sauf à considérer que l'Homme se serait affranchi de son Histoire, "les grands sauriens sont toujours là..."

Il nous reste à tenir ensemble ces deux discours qui ne s'excluent pas, dans une position qui tendrait à répondre à une logique onto-phylogénétique: deux oreilles au dedans et une troisième à l'écoute des bruits de la rue, du monde et de son Histoire.

Jean-Pierre allié

Ceilhes, août 2002

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